Analyse des arguments de Sophie Cluzel opposée à la déconjugalisation de l’AAH
Contexte. Le jeudi 18 février 2021, la secrétaire d’Etat chargée des personnes handicapées, Sophie Cluzel, a été auditionnée par la commission des Affaires sociales, et a réitéré son opposition à la proposition de loi visant à individualiser l’allocation aux adultes handicapés des revenus du conjoint. Son examen en séance publique au Sénat aura lieu le mardi 9 mars 2021, raison pour laquelle je voudrais passer au crible quelques arguments avancés par la secrétaire d’Etat au moment de son audition, afin de nourrir le débat et d’éviter que celui qui se tiendra dans l’hémicycle ne rejoue la même partition. Je me focaliserai sur certains points clés de l’argumentaire, mais n’hésitez pas à consulter l’intégralité de son discours.
Introduction. Pour ceux qui n'ont pas connaissance du prix de l'amour pour les bénéficiaires de l'AAH (allocation adulte handicapé), je vous suggère de visionner cette courte animation introductive (5 minutes) dans laquelle j’explique la problématique de la dépendance financière au conjoint induite par le calcul de l’AAH.
Je recouperai également avec des analyses plus fournies du Manifeste pour l'accessibilité de la vie de couple. Enfin je vous renvoie vers le lien de la pétition pour la désolidarisation des revenus du conjoint que vous pouvez toujours signer, il s’agit de la première pétition en ligne du Sénat à avoir recueilli plus de 100 000 signatures !
L’histoire s’accélère et il ne faut pas louper le coche.
Alors sans plus attendre entrons dans le vif du sujet, et extrayons le noyau dur de son argumentation, véritable leitmotiv traversant toutes ses prises de position sur le sujet :
1) Solidarité familiale vs. solidarité nationale
Argument n°1
La solidarité nationale ne saurait être pensée en dehors de toute autre forme de solidarité. Parce que le foyer est la cellule protectrice de notre société, la solidarité nationale, qui est au coeur de l'ADN de notre pays, doit s'articuler avec les solidarités familiales. Parce que c'est le fondement même de notre système que d'assurer la juste redistribution de l'effort de solidarité vers ceux qui en ont le plus besoin, il est légitime de tenir compte de l'ensemble des ressources du foyer des bénéficiaires. Nous parlons donc bien ici de droit commun. (Sophie Cluzel)
C’est exact. Je dirais même plus. Le principe dit de subsidiarité établit un rapport vertical et hiérarchique exigeant la primauté de l'intervention familiale et subordonnant l'intervention publique à la défaillance de la famille. C’est en substance ce qu’avait répondu plus précisément le cabinet de la secrétaire d’Etat :
La solidarité nationale complète la solidarité familiale, elle ne doit pas s’y substituer. Que la personne soit en situation de handicap ne constitue pas un motif qui permettrait de déroger à ce principe au cœur de notre organisation sociale (Cabinet de la secrétaire d'Etat)
Une approche libérale "impose en effet de systématiquement placer en position première la solution individuelle, libérale, et de rendre subsidiaire la solution étatique, attentatoire aux libertés". Cette vision favorise une tendance familialiste, qui inscrit fortement l'individu dans sa famille [...] dont le danger est de faire peser sur celle-ci une charge lourde excédant ses capacités contributives.
Ces mots ce ne sont pas les miens mais ceux d’une Maître de conférence en droit privé, Florianne Maisonnasse, que j’ai eu le plaisir de rencontrer à Grenoble, et qui dans sa thèse intitulée « L’articulation entre la solidarité familiale et collective » a examiné dans quelle mesure l’application du principe de subsidiarité pouvait entraîner une déformation de la solidarité familiale effective. Nous y reviendrons. Poursuivons encore un instant avec « Le principe de subsidiarité, traditionnellement considéré comme un principe structurant de l'aide sociale ». Il permet, on l’a dit, « d'établir une hiérarchie entre la famille comme élément primaire et la collectivité comme élément secondaire. Ce principe connait toutefois de plus en plus d'exceptions [tant est si bien qu'on se demande encore s'il constitue un principe]. » souligne l’autrice. « Nombreuses sont désormais les aides et prestations qui ne sont pas subsidiaires à la contribution familiale [L’État intervient directement sans faire appel au secours familial]. Il existe désormais, à côté du rapport vertical et hiérarchique imposé par la subsidiarité, un rapport horizontal, fondé sur la complémentarité de la famille et de l’État. »
Mme la Secrétaire d’Etat n’est pas sans savoir je suppose que, historiquement, s’il y a bien un domaine dans lequel le principe de subsidarité fut remis en question c’est précisément le domaine du handicap. Je cite cette fois une professeure des universités en sociologie et en anthropologie, Florence Weber :
Les politiques sociales françaises ont d’abord affirmé que l’aide sociale s’appliquait à des individus et à des ménages […] et seulement dans le cas d’une absence de soutien familial (principe de subsidiarité entre solidarité familiale et solidarité nationale). La première entorse à ce principe de subsidiarité est opérée par la loi de 1975 sur le handicap, qui affirme le droit des enfants handicapés à des prestations même en cas de soutien familial. L’allocation d’éducation de l’enfant handicapé (AEEH) est une prestation destinée à compenser les frais d’éducation et de soins apportés à un enfant en situation de handicap. Sa particularité réside dans le fait qu’elle est attribuée indépendamment des ressources perçues par le foyer. C’est donc le statut de l’enfant à charge qui en ouvre le bénéfice, et non le montant des revenus du ou des parents. (Florence Weber)
L’ADN de notre pays a donc subi quelques modifications, impulsées par les politiques du handicap. En matière de subsidiarité donc, le handicap est l’exception qui confirme la règle. Il ne s’agit rien de moins que de poursuivre le traitement différencié dont le handicap a toujours fait l’objet.
Cet avantage – si je puis dire – se poursuit à l’âge adulte, étant donné qu’un bénéficiaire de l’AAH vivant chez ses parents conserve intégralement son AAH; tandis que son allocation peut être réduite voir complètement supprimée lorsqu’il vit en couple. C’est ce que j’avais baptisé dans le Manifeste les « paradoxes de la subsidiarité ». Le message envoyé est qu'il est quelque part plus "naturel" de vivre chez ses parents quand on est handicapé !
Argument n°2
C'est le fondement même du code civil, qui consacre à l'article 220 la solidarité entre époux. Et je crois ne pas trop m'avancer en disant que chacun, ici, est très attaché à ce pilier de notre protection sociale.C'est le fondement même du code civil, qui consacre à l'article 220 la solidarité entre époux. Et je crois ne pas trop m'avancer en disant que chacun, ici, est très attaché à ce pilier de notre protection sociale. (Sophie Cluzel)
L’AAH serait déconjugalisée que cet article serait toujours en vigueur. Il est intéressant de relever la manière avec laquelle la Secrétaire d’Etat veut faire consentir au statu quo en confondant la cause et l’effet. L’article 220 stipule que lorsqu’une dette a été contractée pour les besoins du ménage, cela engage solidairement l’autre époux envers les créanciers. L’article 214 vient compléter celui-ci en affirmant qu’entre époux la contribution aux dettes ménagères se fait selon le principe où chacun doit contribuer à proportion de ses facultés. Ils ne disent certainement pas qu’il faille favoriser une situation fortement dissymétrique où l’un des époux se trouve dans l’incapacité d’apporter sa contribution et l’autre étant obligé de contribuer seul pour le foyer.
Dit autrement si un ou une bénéficiaire de l’AAH conservait son allocation plutôt qu’elle ne soit réduite à zéro dès lors que son époux ou son épouse gagne 2270€, cela ne changerait rien au fait qu’il ou elle serait engagée dans les dettes contractées par l’un ou l’autre et devrait contribuer proportionnellement à ses revenus. Cette obligation juridique de solidarité n’est donc pas un argument entrainant la prise en compte des revenus du conjoint, j’en veux pour preuve que si l’un des époux est bénéficiaire d’une pension d’invalidité, qui n’est pas soumise à condition de ressources, l’article 220 reste évidemment applicable et la solidarité de mise.
Enfin notons que si une charge contributive trop lourde d’une seule partie du ménage peut contribuer à la déformation de la solidarité effective, à l'inverse les travaux de la sociologue Attias-Donfut ont montré que la socialisation [via la solidarité nationale] ne fragilise pas les solidarités familiales mais au contraire les renforce.
Sur le plan historique la référence à l'article 220 est aussi très intéressante puisque on y apprend que « malgré l’abrogation de l’incapacité d’exercice de la femme mariée par la loi du 18 février 1938, les épouses n’ont acquis de réelle indépendance que par la réforme des régimes matrimoniaux opérée par la loi du 13 juillet 1965. Le mariage fut donc jusqu’à cette loi, une forme de tutelle car la femme mariée avait besoin d’être autorisée, assistée ou représentée par son mari dans la gestion de ses biens. La réforme des régimes matrimoniaux de 1965 a alors transformé l’institution du mariage en y imposant une indépendance d’ordre public à laquelle les volontés matrimoniales ne peuvent déroger. Mieux, chacun des époux dispose dorénavant de domaines d’autonomie, où l’autre ne peut rien. À ce premier corps de règles qui réserve des sphères de compétences exclusives par l’octroi de domaines d’indépendance. Des dettes ménagères peuvent donc être contractées par un époux sans le consentement de l’autre. ».
Ce long combat des femmes pour une plus grande autonomie, s’enracine dans la quête du libre salaire avec un premier dépôt de proposition de loi le 9 juillet 1894, et le rapport du Sénat fut donné en 1907, soit 11 ans plus tard ! Il aura donc fallu attendre l'année 1965 (soit 58 ans supplémentaires !) pour que les femmes puissent gérer leurs biens propres (ouvrir un compte bancaire) et exercer une activité professionnelle sans le consentement de leur mari. Le système apparu peu à peu anormal et la représentation, qui était un « remède » à l’incapacité de la femme mariée, devait disparaître dans un régime de pleine capacité.
Nous reviendrons plus loin sur la spécificité du handicap produisant une incapacité partielle ou totale à générer ses propres revenus, et donc pour les personnes handicapées à être nécessairement placées pour certaines d'entre elles dans la position activant l’entière contribution financière au ménage de l’autre époux. Si cette situation était délibérément acceptée dans le cadre du mariage, le couple ferait le choix ou non de se marier en toute connaissance de cause quant à la répartition financière du ménage qui en résulterait. Seulement cette situation ne concerne pas uniquement le mariage, mais se concrétise dès lors que les conjoints non mariés vivent sous le même toit, c’est-à-dire lorsqu’il y a concubinage, et l’article 220 n’est pas applicable en cas de concubinage !
L’argument ne s’applique donc pas aux très nombreux couples non mariés alors que le calcul de l’AAH ne distingue pas entre les statuts maritaux, et pour cause : le droit civil gère les régimes de conjugualité, et de l'autre côté le droit social gère l'attribution des prestations, qui ont deux logiques différentes. Le premier est très symbolique et prescriptif dans les règles de conduite; le second est très opératoire, où ce qui compte n'est pas le symbolique mais les conditions de vie et moyen existence. Dans ce dernier cas l'Etat ne se préoccupe pas tant du mode de conjugualité (il ne fait pas de distinction entre mariage, pacs, concubinage), que de savoir s'il y a couple ou non, et applique le mode de calcul correspondant.
2) L'AAH, un minimum social pas comme les autres
Argument n°3
Les allocations font partie de notre contrat social, fondé sur l'équité des charges entre les foyers. L'AAH est une allocation bâtie sur le droit commun qui répond à ces principes. Dans ce contexte et parce qu'ils remettent en question la notion distributive et solidaire de notre système d'allocations, les articles 2 et 3 de cette proposition de loi, qui concernent plus particulièrement l'AAH méritent un débat de fond. (Sophie Cluzel)
Il y a une avancée dans la formulation, en lieu et place d’une forme rhétorique que j’avais relevée dans le Manifeste et qui coupait court au débat en prenant l'allure d'un syllogisme du type :
- Tous les minima sociaux tiennent compte des revenus du conjoint pour l'établissement de leur montant ;
- L'AAH est un minimum social ;
- Donc (il est normal que, c'est moi qui souligne) l'AAH, étant un minimum social, soit soumise à la prise en compte des revenus du conjoint.
Je faisais remarquer que la conclusion 3. découle des deux prémisses précédentes, dont il convient d'évaluer la pertinence. Ainsi dans le cas qui nous préoccupe, la justification quant au choix des prémisses relève du choix politique
- Tous les minima sociaux doivent-ils nécessairement tenir compte des revenus du conjoint ?
- L'AAH doit-elle être considérée comme un minimum social, au même titre que tous les autres ?
Argument n°4
L'AAH, vous l'avez rappelé, madame la présidente, a été créée par la loi du 30 juin 1975 afin d'assurer des conditions de vie dignes aux personnes en situation de handicap dont les ressources sont les plus faibles. Depuis 2017, nous avons voulu redonner du pouvoir d'achat aux personnes en situation de handicap. Cette volonté s'est traduite par l'augmentation de 100 euros par mois de l'AAH pour 1,2 million de bénéficiaires, soit plus de 2 milliards d'euros sur le quinquennat. Aujourd'hui, l'AAH représente 12 milliards d'euros dans le budget global de 51 milliards d’euros. (Sophie Cluzel)
C’est une revalorisation substantielle qu’il faut saluer effectivement; comme on peut le constater sur ce graphique. Si le bilan du gouvernement en matière de handicap est contrasté, c’est toutefois un point à mettre à son crédit.
Argument n°5
En supprimant la notion de plafond et le principe même d'allocation, la proposition de loi fait sortir les 1,2 million de bénéficiaires de l'AAH du droit commun auquel les personnes en situation de handicap aspirent pourtant fortement. (Sophie Cluzel)
La suppression de toute notion de plafond n’est pas revendiquée dans le cas de la déconjugalisation que nous défendons et qui fait l’objet de la pétition. C’est l’écriture de l’article 3 par les députés qui omettait le plafond de cumul de la prestation avec les ressources personnelles du bénéficiaire, ce qu’a rétabli la commission. Quant au principe de l’allocation, dans lequel se fond l’allocation adulte handicapée, il demande à être éclairé sur sa philosophie comme le mentionne à juste titre le rapport commandé par la commission. S’agit d’un minimum social ou d’une allocation d’autonomie ?
Notons que la construction de cette phrase mobilise de nouveau une ruse rhétorique qu’il convient de relever, prenant ici la forme suivante :
- Puisque les personnes en situation de handicap aspirent fortement au droit commun
- Et qu’une déconjugalisation ferait sortir les bénéficiaires de l’AAH du droit commun
- Alors déconjugaliser l’AAH irait à l’encontre de leur volonté première
Mais que veut dire au juste Mme la Secrétaire d’Etat lorsqu’elle dit que « les personnes en situation de handicap aspirent fortement au droit commun » ? Si cela signifie qu’elles veulent être considérées comme des égaux, c’est une évidence. Mais « aspirent-elles fortement » au droit commun défini comme « l’ensemble des règles non particulières ou non soumises à un droit spécifique » ? Est-il contradictoire de vouloir être considérés comme des égaux et en même temps recevoir un traitement particulier ? Aucunement. C’est même au fondement de notre justice. Tous les systèmes juridiques conçoivent l’égalité comme une égalité « proportionnelle », selon une tradition née avec Livre 5 de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, se traduisant par la formule traditionnelle :
À situations égales, traitement égal ; à situations inégales, traitement inégal.
Il en va donc de la conduite de l'égalité effective, autrement appelée équité, qui est une valeur forte dans le champ du handicap. Il n’y a donc aucune contradiction à vouloir être considérés en citoyens égaux devant la loi et recevoir des traitements différenciés selon la situation.
La question est donc de savoir si la situation particulière des bénéficiaires de l’AAH exige ou non un traitement différencié conduisant à redéfinir le statut de cette allocation (que rien n’interdit en principe d’être spécifique). Et non pas d’en conclure comme le suggère étrangement Mme la Secrétaire d’Etat :
Nous ne pouvons demander légitimement que les personnes en situation de handicap soient des citoyens à part entière s'ils ne s'inscrivent pas dans les dispositifs de notre contrat social fondé sur le droit commun. (Sophie Cluzel)
Le président de la République lui-même a acté le caractère particulier de l’AAH, qui n’est donc pas un minimum social comme les autres, en le retirant du revenu universel d’activité.
Le droit commun de la solidarité nationale pour les bénéficiaires de minima sociaux n’est aujourd’hui pas satisfaisant. La référence au droit commun a de plus été fortement questionnée et contestée par les acteurs associatifs lors de la concertation RUA s’agissant du statut de l’AAH. Il a été acté que l’AAH était un minimum social spécifique et cela a conduit le PR à l’exclure du champ du RUA. La référence au droit commun s’inscrirait plutôt par un rapprochement de l’AAH à la pension d’invalidité: l’AAH pourrait devenir une allocation de sécurité sociale non contributive financée par la solidarité nationale -pour les personnes en situation de handicap ne pouvant pas travailler (et n’ayant pas pu cotiser). (Réponses aux arguments de Sophie Cluzel par l'APF)
Même constat du côté du CNCPH :
La concertation autour du RUA et la demande d’exclusion d’AAH de son périmètre a permis de questionner le statut de minimum social de l’AAH au sein de la solidarité nationale. La revendication d’une déconjugalisation doit donc s’inscrire dans la perspective plus globale d’une évolution du statut de l’AAH pour la faire sortir de la logique des minima sociaux. A moyen terme, certaines associations souhaitent une évolution de l’AAH vers un revenu individuel d’existence pour les PSH ou vers une prestation de sécurité sociale non contributive rapprochant AAH et pension d’invalidité, ce qui permettra de prendre en considération ce qui a trait à une individualisation de la prestation. (Réponse au questionnaire du Sénat par le CNCPH)
A l’inverse L’AAH est souvent rapprochée – à tord – du RSA. Or comme le disait déjà Aristote : « Il n’est pas de pire injustice que de traiter également des choses inégales ». En effet, il y a une différence de nature entre les deux allocations. Le RSA est censé être une allocation temporaire accompagnant la recherche d'un nouvel emploi, tandis que l'AAH est une allocation qui est attribuée sous reconnaissance d'un handicap qui lui est généralement durable. Le sénateur Eric Boquet, rapporteur spécial de la mission Solidarité, insertion et égalité des chances, rappellait également dans son analyse du programme 157 handicap et dépendance que « L'AAH n'est pas une allocation comme les autres, puisqu'elle vient garantir un minimum de ressources pour des personnes qui sont en incapacité de travailler ».
Même son de cloche dans le rapport remis en septembre 2020 par M. Laurent Vachey : « l’AAH n’est pas un pur minimum social (ce qui explique que son intégration dans un futur revenu universel ait été écartée), mais comporte une part de compensation de la situation particulière des personnes en situation de handicap, notamment pour l’accès à un revenu d’activité »
Cette allocation n’a donc pas pour objectif de fournir une aide temporaire, comme les minima sociaux tels que le RSA, afin d’empêcher la situation de la personne de trop se dégrader. Il s’agit bien, ici, d’une ressource financière permettant de pallier une situation qui n’a que peu de chances, hélas ! d’évoluer dans un sens meilleur. C’est d’ailleurs ce que montrent les statistiques, puisque 90 % des allocataires renouvellent leur demande d’AAH. Autrement dit, pour la quasi-totalité des bénéficiaires de l’allocation, il n’y a pas de perspective d’amélioration de leur état de santé.
Chère collègue, si l’on dit que l’AAH est un minimum social au même titre que le RSA, on nie complètement la spécificité du handicap, notamment son caractère durable et ses conséquences. Il faut sortir de ce raisonnement et faire de l’AAH une allocation de solidarité spécifique. On ne peut pas la comparer à une allocation de réinsertion, d’accompagnement, qui a pour objet de sortir la personne d’une situation de grande fragilité et de grande pauvreté. Lorsque vous avez un handicap à vie, la question ne se pose pas de la même façon : que vous le vouliez ou non, cette allocation est la seule ressource dont vous pourrez disposer pendant de très nombreuses années. [...] Elles sont dans une situation pérenne, durable, où il ne s'agit plus d'un minimum social pour retrouver du travail. Je pense qu'il faut sortir de la notion de minimum social et parler d'allocation d'autonomie, d'indépendance, de manière à assurer à une personne touchée par un handicap soit de naissance, soit par accident, soit par maladie, un minimum d’autonomie. (Marie-George Buffet, séance en Commission des affaires sociales du 13/02/2019 + interview pour Yanous du 01/03/2019)
Argument n°6
La proposition de loi ouvre également la brèche vers la déconstruction de nos dispositifs de protection sociale, dont le revenu de solidarité active (RSA), l'aide personnalisée au logement (APL), etc. (Sophie Cluzel)
Non précisément pas si on insiste sur le fait que l’AAH n’est pas un minimum social comme les autres, ce que la majorité des parlementaires et le président lui-même reconnaissent.
Comme rappelé également par l’APF « il n’est pas demandé la suppression des plafonds de ressources mais l’individualisation des ressources; et d’autres prestations (chômage, invalidité, retraite, ...) sont déjà individualisées ». (Réponses aux arguments de Sophie Cluzel par l'APF)
Argument n°7
Depuis la loi de 2005, la PCH assure la prise en compte de la situation de handicap sans condition de ressources. Cette prestation vise précisément à compenser les besoins d'autonomie des personnes avec des aides spécifiques. En 2019, nous lui avons consacré 2,6 milliards d'euros, en cofinancement avec les départements. La PCH et l'AAH répondent donc à des objectifs différents : la première vient compenser la situation de handicap, alors que la seconde assure un revenu digne pour les personnes à faibles ressources. (Sophie Cluzel)
Ce qui a en partie défini le handicap historiquement, c’est l'incapacité à pourvoir à ses propres besoins par son travail, ou autrement dit à être en mesure de générer ses propres revenus. Les premières lois "handicap" ont ainsi concernés les accidents du travail ou les pensions de guerre, destinés à compenser l'incapacité à travailler. Elles ont parfois donné lieu à différents régimes et modes de calcul de l'invalidité qui diffèrent de celui de l’AAH (comme c’est le cas de la pension d’invalidité, sans condition de ressources !), mais qui partagent en filigrane avec elle ce rapport au travail, comme l'atteste d'ailleurs Madame la Secrétaire d’État : « l'AAH est un minimum de ressources aux personnes auxquelles leur handicap interdit de travailler ou que leur handicap limite fortement dans leur capacité à travailler ». Ce rapport au travail est en outre inscrit explicitement comme critère d'attribution pour les personnes atteintes d'un taux d'incapacité entre 50 et 79%, conditionnée par la reconnaissance d'une restriction substantielle et durable d'accès à l'emploi, et donc implicitement pour les personnes dont le taux d'incapacité excède 80% a fortiori. C'est du reste ce que décrit l'inspection générale des affaires sociales (IGAS) :
C’est aussi l’avis du rapporteur Philippe Mouiller :
À vrai dire, la seule existence de l’AAH2 conférait un caractère de compensation à la prestation, si l’on entend par compensation l’attribution d’une ressource palliant l’éloignement de l’emploi en raison d’un handicap. De 1975 à 2004, la condition était celle d’« être, compte tenu de son handicap, dans l’impossibilité – reconnue par une commission – de se procurer un emploi». Encore fallait-il circonscrire cette notion. Or, vague en elle-même, elle n’a fait l’objet que d’une circulaire d’interprétation en trente ans, elle-même peu précise. Faute d’instructions, cette notion a le plus souvent été entendue comme incapacité de travailler. Il en est résulté, dès les années 1990, un glissement du RMI vers l’AAH destiné à conférer aux personnes une « AAH d’insertion » accréditant l’idée d’un handicap social. C’est pour enrayer cette dérive qu’a été fixé un taux minimum d’incapacité permanente de 50% pour avoir droit à l’AAH lorsque l’on n’a pas un taux d’incapacité permanente de 80%, créant ainsi une présomption d’employabilité pour les handicaps plus légers. Autre preuve de l’ambiguïté entretenue du dispositif : non seulement il a fallu attendre 1993 pour que les médecins des commissions techniques d’orientation et de reclassement professionnel (Cotorep), ancêtres des MDPH, disposent d’un guide barème à peu près conforme aux standards modernes de la barémologie, mais encore ses auteurs n’ont-ils jamais tenté d’établir de correspondance entre gravité fonctionnelle et gravité sociale d’une déficience, ni associé taux d’incapacité et capacité de travail. Le taux de 80% est ainsi automatiquement attribué aux personnes atteintes de cécité ou de surdité bilatérale, alors que de telles déficiences n’empêchent pas nécessairement de travailler. Les commissions ne fixent d’ailleurs pas un taux précis mais une fourchette – «80% ou plus» ou «entre 50 et 79%», ce qui n’est pas toujours bien compris des bénéficiaires.
Nota bene. Je dois insister sur le fait qu’il est bien évidemment souhaitable que tout soit mis en oeuvre pour faciliter l’emploi des personnes handicapées en mesure de travailler, dont l’accès au marché du travail reste encore fortement entravé. Toutefois, cela ne doit pas nous conduire à conclure à l’employabilité de tous, comme unique voie pour l’autonomie, dans la mesure où il subsistera toujours un seuil incompressible de bénéficiaires de l’AAH en incapacité totale de travailler, et d’autres dont la santé ne permet de travailler qu’un petit temps partiel (le corollaire étant un salaire ne permettant pas de générer ses propres revenus et d’atteindre une autonomie financière sans cumul avec l’AAH).
La loi du 11 février 2005 a encore été, sous le rapport étudié ici, une occasion manquée de clarifier le paysage des aides aux personnes handicapées. En effet, la création d’un droit à la compensation et la transformation, pour le concrétiser, de l’allocation compensatrice pour tierce personne en prestation de compensation du handicap (PCH), non seulement n’a pas conduit à modifier les grandes caractéristiques de l’AAH, mais au contraire à renforcer la logique de substitut de salaire. Il a d’abord été créé une garantie de ressources, composée de l’AAH et d’un complément, pour les personnes dont la capacité de travail est inférieure à 5%, dépourvues de revenus d’activité et disposant d’un logement indépendant, reconnaissant ainsi que certains allocataires pouvaient être durablement dans l’incapacité de travailler. Il a cependant aussi rendu possible le cumul entre l’AAH et les revenus d’activité et créé la majoration pour la vie autonome, destinée initialement aux personnes atteintes d’une incapacité d’au moins 80%, disposant d’un logement indépendant et justifiant d’une période d’inactivité de douze mois – donc réputées employables… On se convaincra du caractère inabouti de l’ensemble en se rappelant la décision prise lors du comité interministériel du handicap du 20 septembre 2017 de fusionner la majoration pour la vie autonome et le complément – fusion effective le 1er décembre 2019 – au nom d’un curieux motif de «simplification», dont votre rapporteur dénonçait alors les dangers. Dans son rapport de novembre 2019, la Cour des comptes a bien montré l’ambiguïté de la prestation au regard des critères d’éloignement de l’emploi, quelles qu’ont pu être les rédactions successives de la condition d’emploi prévue par l’article L. 821-2 du code de la sécurité sociale. Dans une note de 2016 destinée à la ministre de la cohésion sociale sur l’appréciation de la dernière formulation de cette condition, celle d’une «restriction substantielle et durable pour l’accès à l’emploi», la direction générale de la cohésion sociale écrivait que « l’AAH2 est une prestation sociale visant à garantir un minimum de ressources pour assurer la dignité des personnes les plus éloignées de l’emploi; elle est attribuée dans une logique de compensation appréciée au sens large mais non de réparation de l’ensemble des dommages ». En faisant ainsi le constat d’une dynamique de dépense non maîtrisée, de disparités territoriales dans l’attribution de la prestation et d’un rapport à l’emploi ambigu, la Cour des comptes soulevait de nouveau les conséquences d’une confusion entretenue entre une logique de minimum social et une logique de substitut de salaire (rapport de Philippe Mouiller)
Donc si l'AAH, comme on le voit, compense l'incapacité à générer ses propres revenus – incapacité qui s'identifie à une composante du handicap – alors il est exact d'affirmer que l'AAH compense aussi le handicap, mais pas sur le même versant que la PCH. La PCH compense la perte d'indépendance physique, pour retrouver de l'autonomie sur le plan fonctionnel ; tandis que dans le contexte de dépendance financière dans lequel est placé un bénéficiaire vis-à-vis de son ou sa conjointe, plus rien ne compense la perte d'indépendance financière (l'incapacité à générer ses propres revenus) jusque là assurée par l'allocation adulte handicapée.
Marie-George Buffet, comment peut-on vous opposer qu’il n’y a pas lieu de revenir sur la prise en compte des revenus du conjoint dans le calcul de l’AAH, au motif que la compensation de la perte d’autonomie est assurée par la prestation de compensation du handicap (PCH) ? C’est un abus ! Il ne faut pas tout mélanger : cette prestation est destinée à aider les allocataires à accomplir les actes de la vie quotidienne, en leur permettant de recourir à une aide humaine ou technique. Ainsi, on peut percevoir l’AAH sans bénéficier pour autant de la PCH. C’est le cas, notamment, des personnes souffrant de pathologies mentales qui sont autonomes dans les actes de la vie quotidienne mais qui ne sont pas capables d’exercer une activité professionnelle. L’AAH sert à compenser cette impossibilité de travailler. (Jeanine Dubié, séance en Commission des affaires sociales du 13/02/2019)
On reconnait au travers de la PCH le droit de ne pas dépendre de sa famille pour des soins ou autres types d'aides (et c'est heureux) ; mais de l'autre, on ne reconnait pas le droit de ne pas dépendre financièrement de son conjoint pour tous les autres aspects de la vie sociale.
L’AAH n’est pas un minimum social comme un autre : c’est le calcul d’un degré d’invalidité, contraignant malheureusement la personne concernée à renoncer au travail. [...] Mais qui dit renoncement au travail ne dit surtout pas renoncement à une vie sociale, culturelle ou familiale ! Or, bien souvent, les personnes handicapées n’ont que l’AAH pour seule ressource. (Sabine Van Heghe, séance publique au Sénat du 24/10/2018)
Si, à force de rééducation, j’ai pu atteindre une autonomie dans ma vie quotidienne, comment pourrais-je obtenir une autonomie financière si cette disposition n’est pas supprimée ? Et comment dissocier l’autonomie financière d’une autonomie physique ? » Tels sont les mots qui reviennent inlassablement. Le 11 février 2005, il y a quatorze ans, presque jour pour jour, la loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées était votée. Cette loi consacrait le principe de l’autonomie des personnes en situation de handicap, et c’est dans son prolongement que je veux inscrire la présente proposition de loi. En effet, comment peut-on envisager l’autonomie et l’inclusion des personnes en situation de handicap sans autonomie financière ? C’est une négation des besoins propres de l’individu. (Marie-George Buffet, séance en Commission des affaires sociales du 13/02/2019)
L'autonomie, au delà de la seule indépendance qui se réfère aux éléments matériels, financiers et résidentiels, concerne la capacité de réflexivité des individus. L'autonomie relève aussi et surtout de catégories subjectives, l'aptitude à se juger soi-même, à réajuster ses moyens en fonction de ses objectifs, etc. La personne handicapée, dans ce contexte de dépendance financière vis-à-vis du conjoint qu'elle perçoit comme humiliante, dégrade son aptitude à se juger positivement...
Il me vient en mémoire cette belle conclusion formulée par Sylvain Tesson dans une œuvre récompensée en 2011 par un prix dont le nom résonne si particulièrement dans ces murs – je veux bien évidemment parler du prix Médicis Essai – : « L’autonomie pratique et matérielle ne semble pas une conquête moins noble que l’autonomie spirituelle et intellectuelle. » Ainsi, comme l’ont précisé très justement ses auteurs, cette proposition de loi tend à améliorer la situation matérielle et morale de tout allocataire vivant en couple. Surtout, l’allocation aux adultes handicapés a une portée sociale, mais aussi un impact familial, que tous les membres de cet hémicycle mesurent. En effet, son montant est dégressif dès lors que les revenus du conjoint s’élèvent à 1 126 euros par mois et son versement cesse à partir de 2 200 euros. Les conséquences en termes d’unions sont avérées. (Jocelyne Guidez, séance publique au Sénat du 24/10/2018)
3) Mesures de justice sociale, coût budgétaire et potentiels perdants
Argument n°8
En adoptant cette proposition de loi, nous les exclurions de cette notion de partage des ressources et des charges dans un foyer. En individualisant une allocation sans condition de ressources, ce qui n'existe nulle part ailleurs, nous réduirions à néant le fondement de notre solidarité : soutenir ceux qui en ont le plus besoin. (Sophie Cluzel)
Bien au contraire, le maintien du versement de l’AAH permettrait un équilibre dans le partage des ressources et des charges au sein du foyer, en articulant la solidarité nationale et la solidarité familiale de manière complémentaire.
Le fait que la déconjugalisation n’existe (encore) nulle part ailleurs n’est pas un argument suffisant. Imaginerait-on soutenir à l’époque que le libre salaire de la femme vis-à-vis de son mari n’était pas souhaitable sous prétexte qu’aucun autre pays ne l’avait encore rendu possible ? On voit que l’argument ne tient pas. Du reste les même revendications de déconjugalisation se font écho en Belgique ou encore au Canada !
Enfin quant au fait de soutenir ceux qui en ont le plus besoin, une objection est recevable : d’aucuns pourraient estimer que verser une AAH dans un foyer où le conjoint gagne plusieurs SMIC, aurait quelque chose d’anormal ou d’injuste étant donné que le bénéficiaire partage généralement le même train de vie financier que son conjoint, et que cet argent public n’est pas dirigé vers ceux qui en auraient le plus besoin. On peut entendre cet argument sur le principe, néanmoins pour les bénéficiaires de l’AAH ne travaillant pas, la proportion de couples dont le conjoint gagne plus que 1,6 SMIC représente seulement 4,4% ! (cf. tableaux plus bas) Donc on imagine qu’une petite minorité vit avec un « golden boy/girl ». C’est ce que montre le rapport Mouiller : « Les gagnants appartenant aux neuvième et dixième déciles de niveau de vie sont peu nombreux, de l’ordre de 13 000 (sur 270 000 ménages), mais le gain moyen pour ces ménages est élevé puisqu’il atteint près de 500 euros mensuels ». C’est le prix à payer pour que le plus grand nombre conserve son autonomie financière.
Argument n°9
L'adoption de cette proposition de loi entraînerait 20 milliards d'euros de dépenses nouvelles, sans garantie d'une réponse appropriée. (Sophie Cluzel)
L’honnêteté aurait consisté à préciser d’où venait ce chiffrage exubérant de 20 milliards d’euros (!) alors même que le financement total de l’AAH s’élève à 12 milliards d’euros. Comment diable la déconjugalisation pourrait-elle tripler l’enveloppe ? Réponse : en faisant sauter TOUS les seuils, ce que les partisans de la déconjugalisation ne demande pas ! Redonnons la parole à Philippe Mouiller :
« Le texte qu'examine le Sénat et qui a été voté à l’Assemblée nationale il y a plus d’un an pose notamment la question de la déconjugalisation de l’AAH. Mais tel qu’il est rédigé aujourd’hui il n’est pas tenable car au-delà de la déconjugalisation, qui est la question de fond du rapport que je rends ce mercredi 3 mars, le texte fait sauter tous les seuils même ceux du nombre d’enfants à charge. Donc il n’y a plus de seuils pour les enfants. Si aujourd’hui on appliquait le texte tel quel, le coût supplémentaire serait de près de 20 milliards d’euros. Contrairement à ce qu’a dit Sophie Cluzel, secrétaire d’État chargée des personnes handicapées (lors de son audition au Sénat le 18 février dernier, ndlr), ce n’est pas la déconjugalisation qui coûterait 20 milliards mais le fait d’enlever tous les seuils. Si on reste uniquement sur la déconjugalisation nous avons fait un chiffrage à partir des éléments de la Drees (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, ndlr) et corroboré par l’administration et nous sommes plutôt sur un coût à 560 millions d’euros. Si nous enlevions tous les seuils, toutes les familles seraient perdantes et c’est pour cela que le texte a été réécrit. » (Interview pour Capital)
La précédente estimation s’élevait à 360 millions d’euros (cf. Sophie Cluzel elle-même) et le nombre de perdants à 57 000, contre 560 millions d’euros et 44 000 perdants aujourd’hui, comment expliquer ces variations ? Non seulement il n’y a aucune transparence sur le chiffrage, mais qui plus est il semblerait que les données elles même manquent pour chiffrer correctement l’impact budgétaire :
Aucune étude d’impact approfondie n’a été réalisée faute de données disponibles. Nous avons été assez surpris de cette difficulté des différents organismes à produire des données dans les délais compatibles avec l’examen du texte. C’est d’autant plus surprenant à nos yeux qu’une réflexion est en principe engagée sur l’évaluation des différents minima sociaux dans le cadre du projet de revenu universel. » On apprenait également que la Caisse Nationale d’Allocations Familiales, qui verse l’AAH, ne dispose pas d’un simulateur permettant d’apprécier les effets de la proposition de loi pour les 25% des allocataires qui vivent en couple. La CNAF doit encore établir une évaluation de ceux qui seraient éventuellement perdants. (Introduction au discours de Sophie Cluzel)
Enfin il y a aussi des coûts cachés à ne pas déconjugaliser l’AAH : comme par exemple le fait de verser deux APL plutôt qu'une si les bénéficiaires de l'AAH n'étaient pas dissuadés de vivre sous le même toit que leur moitié; ou bien car l’aide du conjoint réduit dans certains cas les besoins en aides humaines extérieures financés par les impôts locaux ; ou encore l’état de santé des bénéficiaires qui a été estimé meilleur dans le cadre du couple que pour des individus vivant seuls (donc moindre coût pour la sécurité sociale), etc etc.
Argument n°10
Par ailleurs, une personne en situation de handicap peut percevoir plusieurs allocations en même temps. Pourquoi bénéficierait-elle d'une allocation sans condition de ressources et d'une autre avec condition de ressources ? C'est toute la cohérence de notre système qui est remise en cause. (Sophie Cluzel)
« Dans un même foyer, des personnes peuvent déjà bénéficier d’allocations prenant en compte les ressources du foyer (allocations logement par exemple) et d’autres individualisées (allocation chômage). » (Réponses aux arguments de Sophie Cluzel par l'APF)
J’ajouterais qu’il est même possible de cumuler la pension d’invalidité qui est sans condition de ressources avec un complément en AAH avec condition ressources !
Ajoutons à ceci l’application à géométrie variable du principe de subsidiarité (cf. AAH maintenue chez ses parents et réduite en couple), et le manque de cohérence conceptuel quant au statut hybride de l’AAH entre minimum social et compensation mentionné supra.
Nous avons bien compris que, pour la majorité, le système a sa logique. Mais la question n’est pas là : je dis simplement que le système n’est pas cohérent. Il ne s’agit pas de remettre en cause un choix que vous auriez fait : le dispositif existait avant vous. Nous devrions donc examiner ensemble sa cohérence et l’inscrire dans une autre logique que celle qui est à l’œuvre et qui n’est pas satisfaisante puisqu’elle produit les situations que nous avons décrites. (Pierre Dharréville, séance en Commission des affaires sociales du 13/02/2019)
Argument n°11
Rappelons que la conjugalisation de l'AAH a été conçue en tenant compte de la situation de handicap. Les abattements sur les ressources prises en compte pour l'éligibilité à l'AAH sont nettement supérieurs à toutes les autres allocations. Ils concernent les revenus du conjoint bien sûr, mais aussi les revenus du bénéficiaire. On oublie trop souvent que, dans un couple, ça peut être la personne handicapée qui travaille et son conjoint qui ne travaille pas. À ces abattements s'ajoute un montant de plafond plus élevé que pour les autres minima sociaux. Ces règles, qui marquent la reconnaissance de la distance objective et subie des bénéficiaires de l'AAH à l'emploi, leur permettent de cumuler plus longtemps l'AAH avec un revenu d'activité - dans les couples, 35 % des personnes en situation de handicap travaillent. (Sophie Cluzel)
Justifions les raisons qui fondent ces « abattements nettement supérieurs » :
La vulnérabilité à laquelle sont confrontées les personnes en situation de handicap est bien réelle. Ainsi, un article de l’Observatoire des inégalités, publié en octobre 2017, rapporte que la moitié des personnes dont le handicap est reconnu administrativement ont un niveau de vie mensuel inférieur de quasiment 200 euros à celui des personnes n’ayant pas de handicap. Plus le handicap est sévère, plus l’écart se creuse, allant jusqu’à 500 euros. (Laurence Cohen, séance publique au Sénat du 24/10/2018)
Je ne peux pas vous laisser dire, chère collègue, que l’AAH est « avantageuse ». Parce que la situation de handicap est le plus souvent durable, il est logique que le coefficient multiplicateur qui lui est appliqué soit de 1,9 et non de 1,5 : il ne s’agit pas d’une allocation de réinsertion. [...] ce mode de calcul, qualifié à tort d’avantageux, se justifie tout simplement par les frais inhérents au handicap, qui font considérablement augmenter le coût de la vie, et ce d’autant plus que le complément de ressources de l’AAH a été supprimé par la loi de finances pour 2019. L’AAH n’est pas plus avantageuse que les autres aides, quand on tient compte de la spécificité des bénéficiaires. J’insiste sur cette spécificité : lorsque vous êtes reconnu handicapé à 80 %, votre situation est généralement durable, et 85 % des demandes d’AAH font l’objet d’un renouvellement. (Marie George Buffet, séance en Commission des affaires sociales du 13/02/2019)
Argument n°12
Je voudrais maintenant rétablir quelques vérités. Le plafond pour percevoir l'AAH lorsqu'on est en couple est de 3 000 euros si c'est la personne handicapée qui travaille, et de 2 270 euros si c'est son conjoint, en raison d'un abattement supérieur à 50 % sur les revenus du bénéficiaire et de 28 % sur ceux du conjoint - il est de 10 % pour le RSA. Or ce plafond rehaussé serait supprimé avec la déconjugalisation. (Sophie Cluzel)
Les couples dans lesquels seul le bénéficiaire de l’AAH travaille et perçoit un salaire supérieur à 1,6 SMIC représentent 0,3% des cas (cf. Tableaux plus bas) ! Très peu de bénéficiaires sont dans cette situation de cumul d’un salaire conséquent et de leur AAH avec un conjoint ne travaillant pas. En revanche nombreux sont les bénéficiaires en couples à ne pas travailler (ou peu) et à voir leur AAH réduite par la prise en compte des revenus du conjoint, celle-ci étant complètement supprimée en effet quand ces revenus dépassent 2270 euros (soit le salaire médian en France).
La comparaison avec le RSA, on l’a vu, ne tient pas. Mais pire encore, lorsqu'une personne handicapée a pour seules ressources son AAH, et qu'elle décide de vivre en couple avec un conjoint au RSA, ce dernier se voit supprimer son allocation, par la seule prise en compte du faible montant de l'AAH dans le calcul. Ce couple doit donc vivre à deux avec seulement 900 euros d'AAH, alors même que le seuil de pauvreté pour un couple est de 1518 euros. Cette fois, c’est le conjoint privé de RSA qui subit la dépense financière envers son conjoint handicapé, dont on sait qu’il peine déjà seul à assumer les frais au quotidien par sa seule allocation.
Argument n°13
Nous devons être pragmatiques et voir qui seraient les gagnants et les perdants d'une telle mesure. L'individualisation des ressources favoriserait surtout les couples actuellement inéligibles en raison d'un montant de ressources trop élevé. Les perdants seraient les 44 000 allocataires qui travaillent, en couple avec un conjoint qui perçoit peu ou pas de revenus. Ces personnes, dans une situation globalement plus précaire, bénéficient aujourd'hui de l'effet protecteur d'un plafond rehaussé pour le couple. Cela illustre le caractère redistributif de la prise en compte de la situation familiale dans l'attribution de l'AAH et le risque que comporte la modification de ses modalités. (Sophie Cluzel)
Regardons de plus près les chiffres, afin de savoir plus précisément qui sont les perdants, quelle est la distribution des revenus du bénéficiaire/conjoint, et quelles sont les possibilités pour y remédier, car il ne s’agit pas en effet de déshabiller Paul pour habiller Jacques.
Commençons par faire remarquer le manque de données disponibles collectées auprès des organismes pour diagnostiquer et piloter un changement de politique sociale, comme le souligne Philippe Mouiller qui abonde dans le sens du propos introductif précédent l’intervention de Sophie Cluzel.
44 000 perdants sur 270 000 couples cela donne un ratio de 16% de perdants, ce qui n’est pas négligeable, et nous devons nous en préoccuper. Pour autant cela ne saurait justifier un refus catégorique de déconjugalisation et éclipser les 196 000 couples gagnants, soit un ratio de 73%, pour qui la dépendance financière au conjoint ne serait de surcroit plus vécue comme une tare.
Les perdants à la déconjugalisation sont les couples dont l’allocataire a des revenus d’activité et dont le conjoint a des revenus d’activité nuls ou modestes. Symétriquement, les gagnants à la déconjugalisation sont les couples dont l’allocataire a des revenus d’activité nuls ou faibles et dont le conjoint a des revenus d’activité plus élevés. (rapport de Philippe Mouiller)
Les données de revenus des bénéficiaires de l’AAH simulés par le modèle Ines 2019 permettent de juger de la représentativité des différents cas-types. Le tableau ci-dessous montre que les profils de perdants à la déconjugalisation sont moins fréquents que ceux des gagnants ou des profils neutres (rapport de Philippe Mouiller)
Plusieurs remarques peuvent être faites en croisant ces deux tableaux :
- On constate effectivement que les profils des perdants (zone en rouge sur le premier tableau) sont moins fréquents que ceux des gagnants (zone en bleu)
- La première ligne, qui correspond aux couples où le bénéficiaire ne travaille pas et représente à elle seule 65,3% des cas, ne fait que des gagnants, et élimine la dépendance financière au conjoint.
- Lorsque le bénéficiaire travaille (dans 35% des cas), on observe une perte lorsque le conjoint perçoit strictement moins qu’un SMIC. Le découpage du premier tableau est moins précis que le second (l’inversion perdant -> gagnant s’effectue entre 0,6 et 1 SMIC dans le premier tableau), disons qu’il s’agit de protéger les trois premières colonnes du second tableau (à l’exclusion de la première ligne).
- On ne sait pas non plus sur cette photographie à l’instant t = fin 2020 si les conjoints ayant un revenu nul ou presque (dans la zone rouge) sont dans une situation transitoire (type chômage) et vont par la suite retrouver un emploi stable (donc se décaler dans la zone bleue). Il y a donc une dynamique qui ne peut pas être appréciée sur cette maquette, et qui rendrait la perte moins problématique car délimitée dans le temps, à l’inverse de la dépendance financière au conjoint qui est généralement durable pour les bénéficiaires de l’AAH de la première ligne (ceux ne travaillant pas).
- Nous n’avons pas non plus de renseignements sur la situation du conjoint de la première colonne (sans revenu) : combien d’entre eux sont eux-mêmes bénéficiaires de l’AAH ? Car comme souligné précédemment on ne peut pas mettre sur le même plan un conjoint valide au RSA (qui lui est supprimée comme on l’a vu) sur le point de retrouver le chemin de l’emploi (point 4) et un bénéficiaire de l’AAH durablement éloigné de l’emploi.
- Le cas particulier d’un couple de bénéficiaires de l’AAH, dont l’un travaille et l’autre non, n’a pas été explicitement mis en évidence. Dans ce cas certes la déconjugalisation entraine une perte pour le bénéficiaire ayant un salaire (car l’absence du doublement de plafond lui fait bénéficier d’un moindre cumul avec son AAH, restant néanmoins incitatif avec un plafond simple puisque le cumul individuel avec l’AAH reste bien entendu permis); en revanche son conjoint ne travaillant pas conserverait intégralement son AAH là où la conjugualisation actuelle la lui fait diminuer proportionnellement au salaire du premier ! Si l’on garde en tête que l’AAH est un revenu de remplacement (pour qui n’est pas en mesure de travailler), qui trouverait acceptable que ses revenus soient diminués proportionnellement à ceux de son conjoint ? Le gain du premier en terme de cumul supplémentaire de son salaire et de l’AAH (en raison du doublement de plafond) se traduit par l’amputation voire l’octroi complet de l’AAH du second bénéficiaire, ce qui est pour le moins étrange comme type de transfert forcé dans un concubinage de personnes handicapées…
Mme la Secrétaire d’Etat en charge des personnes handicapées insiste systématiquement sur les perdants de la déconjugalisation, mais ne s’offusquait pas autant de la suppression du complément ressources de l’AAH pour les nouveaux bénéficiaires et de la réduction des plafonds des ressources pour les couples dues à la réforme du gouvernement en 2019, faisant fi des potentiels perdants au milieu d’une majorité de gagnants (due à la revalorisation de l’AAH dont j’ai déjà salué l’initiative). Une solution dite de « mesure conservatoire » fut proposée pour conserver provisoirement le complément de ressources dont la réforme prenait acte de sa suppression à long terme. Quant à la réduction des plafonds de ressources pour les couples, le gouvernement tourna les boutons à sa guise pour savamment calculer le taux d’abattement correspondant à un jeu à somme nulle, c’est-à-dire tel que la revalorisation du montant de l’AAH individuelle ne s'est traduit par aucun gain effectif pour 67 500 couples ne profitant donc pas de cette revalorisation en définitive. L’honnêteté m’oblige à fournir la justification qui fut donnée à ce gel d’augmentation : concentrer l’effort budgétaire sur les bénéficiaires vivant seuls, souvent plus précarisés que ceux vivant en couple. Cela peut s’entendre, bien qu’il y ait aussi une volonté – en passant d’un coefficient de 2 à 1,8 – de rapprocher l'AAH du RSA, et on voit qu’il est aisé en principe de modifier à la fois la hauteur du plafond et des coefficients d’abattements… Le gouvernement est aux manettes et a une marge de manoeuvre. Rien n’empêcherait donc à l’inverse de rehausser le plafond individuel uniquement dans le cadre du couple tout en ne tenant plus compte des revenus du conjoint, ce qui permettrait de résoudre les cas des 44 000 perdants de la déconjugalisation, mais cela Mme la Secrétaire d’Etat ne l’a pas envisagé...
Je crois qu’il nous faut en effet être pragmatique sur la gestion des gains et des pertes. Or je remarque que bien souvent le gouvernement avance l’argument des perdants dans le seul but de s’opposer à la déconjugalisation et non pour identifier les effets de bords induits par la déconjugalisation afin d’y remédier, comme s’y emploie le sénateur Philippe Mouiller, favorable à la déconjugalisation ET soucieux de ne pas léser une fraction non négligeable des couples. Ainsi cet argument d’opposition prenait régulièrement l’allure du dilemme du tramway : si vous choisissez la voie de la déconjugalisation, voici le nombre de couples que vous condamnez volontairement à la perte en voulant abolir la dépendance financière du plus grand nombre.
La spécificité de ces expériences de pensées en philosophie morale est qu’elles sont par construction insatisfaisantes, car elles exigent de choisir entre deux maux. Or dans le cas présent il n’y a aucune fatalité à condamner nécessairement ces 44 000 allocataires à la perte, il s’agit d’un faux dilemme car le gouvernement dispose de plusieurs leviers, et une troisième voie est parfaitement envisageable, où tout le monde serait gagnant. Personne n’a dit que la modification du mode de calcul, dans une perspective de décorrelation des revenus des bénéficiaires et du conjoint, ne devait pas s'accompagner d'autres mesures compensatoires. J’en veux pour preuve ce coup de force de la commission qui a proposé, pour les 44 000 perdants ainsi identifiés, de compenser leur perte pendant dix ans en leur permettant de choisir l’option qui leur était la plus avantageuse, c’est-à-dire avec prise en compte des revenus du conjoint ou non (ce qui se rapproche de la « mesure conservatoire » mise en oeuvre pour pallier à la suppression du complément de ressource en la maintenant pour les anciens bénéficiaires pendant 10 ans). Ainsi on ne peut plus se retrancher derrière l’argument de la perte, comme je l’écrivais il y a 2 ans maintenant dans le Manifeste pour l’accessibilité à la vie de couple, il s’agit d’une question de volonté politique, d’une clarification du statut de l’AAH et aussi de mettre un peu la main au portefeuille…
Extrait du rapport de Philippe Mouiller :
« Pour une progressive individualisation de la prestation
- Pour la déconjugalisation de l’AAH
Votre rapporteur estime légitime l’aspiration à la déconjugalisation de l’AAH dès lors qu’est admise l’idée d’un changement de modèle, dans lequel l’AAH est vue comme une prestation de compensation de moindres chances d’accéder à des revenus d’activité et à une progression de carrière en raison d’un handicap.
Aussi l’amendement COM-4 modifie-t-il le présent article pour :
– rétablir le principe d’un plafond de cumul de l’allocation avec des ressources personnelles;
– supprimer les revenus du conjoint de l’assiette des revenus pris en compte pour le calcul de l’AAH différentielle.
- Un mécanisme transitoire pour atténuer l’effet de ces dispositions sur certains ménages
L’amendement COM-5 prévoit une transition pour les bénéficiaires qui seraient perdants en cas de déconjugalisation de la prestation : pendant dix ans, le bénéfice des règles en vigueur avant l’application du présent texte leur resterait ouvert, dès lorsqu’ils rempliraient les conditions d’éligibilité. »
Violences conjuguales et conception moderne du couple
Argument n°14
Je voudrais à présent revenir sur l'appel des associations concernant la situation des femmes victimes de violences à laquelle je suis très sensible. Il faut pouvoir mieux aider les femmes en situation de handicap qui subissent des violences conjugales. Quatre femmes handicapées sur cinq sont victimes de violences de toute nature, et 31 % de ces femmes subissent des violences physiques. Actuellement, en cas de changement de situation familiale, grâce à notre collaboration avec la Caisse d'allocations familiales (CAF), les ressources du conjoint ne sont plus prises en compte dans le calcul de l'AAH. Cette mesure s'applique également en cas de séparation à la suite de violences conjugales, et les femmes n'ont pas à justifier de la situation de violence. Lorsqu'une séparation est signalée à une CAF, celle-ci s'engage à la traiter prioritairement, en dix jours au plus tard. J'ai bien conscience que cette démarche demande déjà une certaine autonomie qui est parfois irréalisable s'il y a emprise du conjoint, notamment en cas d'autisme ou de handicap psychique. Nous devons donc organiser de manière opérationnelle sur le terrain, en lien avec les associations, les modalités d'accompagnement de ces femmes. Pour protéger la femme en situation de handicap, nous devons mieux prévoir le versement de son AAH sur un compte distinct. La machine se grippe quand il y a séparation immédiate. Je souhaite que nous travaillions le sujet sur les territoires, car tout repose sur l'accompagnement par les associations. (Sophie Cluzel)
Ce sont des mesures qui vont dans le bon sens, mais elles traitent le problème en aval au moment de la séparation (qui est déjà la marque d’une certaine autonomie en effet), alors que ces violences peuvent survenir sur un terreau de dépendances y compris financière engendrées en amont par le mode de calcul retenu. La déconjugalisation de l’AAH agit à la racine sur les causes, là où les modalités d’accompagnement de ces femmes violentées traitent les effets.
Argument n°15
Sur la jeune génération qui demande son indépendance financière, je dirai que cela remet en question la définition même du couple. Tout notre système est basé sur la solidarité familiale, le partage des ressources et des charges. […] C’est en fait la notion de couple qui est mise en jeu, bien au-delà du handicap, et la jeune génération nous réinterroge : s'agit-il d'une politique sociale, ou de prestations d'accompagnement et de compensation ?
La conception moderne du couple n’abolit pas le couple, j’invite Mme la Secrétaire d’Etat à prendre connaissance des travaux en sociologie traitant de ces évolutions. (Sophie Cluzel)
Extraits des annexes du Manifeste pour l’accessibilité à la vie de couple :
« La famille est désormais relationnelle, car elle repose davantage sur des liens affectifs, individualiste, parce qu'elle autorise l'indépendance et l'autonomie des individus en son sein, pluraliste, en raison de la diversité des formes familiales, et démocratique à l'image de la société. La métamorphose de la famille s'accompagne d'une évolution de son droit. L'ordre public de direction s'efface au profit d'un ordre public de protection. Le droit de la famille n'est désormais plus un droit du modèle mais un droit pluraliste, qui ne commande plus, mais arbitre les choix des individus. Le législateur garantit l'égalité des époux et des filiations et libère le divorce.
[Aurait-on dit des femmes ayant acquis une autonomie financière par le libre usage de leur salaire qu’elles remettaient en question la définition même du mariage ou du couple ?]
L’individualisation des finances désigne le processus historique qui conduit les conjoints à bénéficier de plus d’indépendance financière dans le cadre conjugal que la génération précédente. Le terme « indépendance financière » regroupe les comportements, attitudes et réflexions qui visent l’autonomie, l’autocontrôle et le libre choix. Il signifie que le couple ne peut être considéré comme une seule unité économique. Il peut y avoir des différences entre les individus d’un même ménage en termes de priorités dans les dépenses, de gestion des ressources monétaires ou de niveaux de vie. La solidarité désigne une forme du lien social qui consiste à se sentir responsable de ce qui arrive aux autres, au point que le tout l'emporte sur les parties, car les membres du groupe social ont à coeur les intérêts des uns et des autres.
Selon nous, cette évolution n’est pas le signe d’une remise en question des liens conjugaux ou une menace pour la solidarité conjugale. Elle souligne par contre « le processus d’adaptation des rapports conjugaux » (Dandurand 1990 : 34) aux nouvelles donnes en matière d’égalité, d’indépendance et d’autonomie. Chez les couples de la jeune génération, l’autonomie et l’indépendance financières prennent différentes formes, inséparables de l’idéologie amoureuse du don, du désintérêt et de la solidarité qui guide et oriente les échanges économiques et leur perception
Ce processus historique d’individualisation des finances des ménages a été relevé dans plusieurs pays occidentaux. Il s’inscrirait dans l’institution progressive d’une forme d’intimité plus individualiste et relationnelle où le respect de l’autonomie et de l’indépendance dans l’union conjugale prime (Beck-Gersheim, 1995; Giddens, 1992). Dans un contexte où les individus sont plus libres de créer eux-mêmes leur propre biographie qu’autrefois, l’autonomie financière est généralement considérée comme étant un prérequis à la liberté de choisir sa voie (de nombreuses thèses féministes l’ont d’ailleurs souligné).
Dans un contexte où les relations conjugales se vivent sur le mode du partenariat et de la symétrie, la dépendance financière peut conduire à se sentir dévalorisée. Bénéficier d’argent personnel (que ce soit au travers d’un revenu, d’épargne ou d’un « argent de poche ») peut alors être considéré par certaines femmes comme le symbole de leur statut de pair. En accordant un montant à chaque conjoint, le couple reconnaît la légitimité pour chacun d’avoir un projet de vie personnel et d’y consacrer une part de son temps, de ses énergies et des ressources monétaires du ménage. En agissant de la sorte, les conjoints confèrent « à la relation amoureuse une fonction plus ou moins explicite de support mutuel, inscrite dans une dynamique d’attention et de soutien réciproque »
Ce n’est donc pas le couple que les jeunes et moins jeunes veulent abolir, mais le prix de l’amour !
Pourquoi devrait-on choisir entre l'amour et la justice ? En fin de compte, le sens de la justice est une condition préalable, voir une composante, de l'amour pour le prochain. [...] La priorité de la justice assure aux individus non seulement la possibilité de prétendre à certains avantages, mais aussi celle de partager ces avantages avec les personnes aimées. Les personnes généreuses et aimantes resteront généreuses et aimantes même en possession de leurs droits légitimes, et la priorité de la justice, loin d'inhiber ces attitudes, les rendra possibles. La justice n'exclut pas l'amour ou l'affection, mais l'injustice, la subordination du bien de quelques-uns à celui des autres à travers la négation des droits légitimes des premiers. Et, bien entendu, cette négation est le contraire de l'amour et de l'affection authentiques. [...] Non seulement la justice est compatible avec la sollicitude envers les autres, mais elle est elle-même une forme importante de sollicitude à leur égard [...] elle nous permet d'exercer toutes les autres formes d'amour et d'affection compatibles avec cette égalité morale sous-jacente. L'idée que nous puissions créer communauté d’égaux en abandonnant ces notions d’équité, de droits et de devoirs, est intenable. (Will Kymlicka, Les théories de la justice)
Extrait du rapport de Philippe Mouiller :
Il n’est jusqu’à la Défenseure des droits qui ne conçoive l’indépendance financière, pour les personnes handicapées, autrement que de manière strictement individuelle : « les personnes handicapées doivent pouvoir être indépendantes financièrement: il faut donc exclure les ressources du conjoint pour l’attribution des allocations accordées au titre du handicap », a déclaré Mme Claire Hédon en invoquant la convention internationale relative aux droits des personnes handicapées, dont la France n’aurait « pas pris en considération le changement de modèle » qu’elle impose. (rapport de Philippe Mouiller)
Conclusion (provisoire ?)
Pour conclure, mesdames, messieurs les sénateurs, vous avez raison de vouloir porter ce débat de société, car c'est un vrai sujet de fond qui donne lieu à beaucoup de préjugés et a des répercussions importantes sur la situation personnelle des personnes en situation de handicap. Nos politiques doivent être tournées vers les plus fragiles, dans une optique de justice sociale. (Sophie Cluzel)
Nous ne pouvons qu’être d’accord… « c'est un vrai sujet de fond qui donne lieu à beaucoup de préjugés et a des répercussions importantes sur la situation personnelle des personnes en situation de handicap »… j’espère l’avoir suffisamment mis en exergue. Alors pourquoi tant de résistance de Mme la Secrétaire d’Etat à ce sujet ? Pourquoi seuls les membres de l’exécutif s’entêtent à s’opposer à cette mesure de bon sens qu’est la déconjugalisation, qui fait la quasi unanimité partout ailleurs dans l’opposition aussi bien à droite qu’à gauche ? La raison est toute simple : c’est un rejet essentiellement motivé par le budget et rien d’autre, car comme nous l’avons vu il existe des solutions techniques rendant effective la proposition de réforme et ouvrant la voie vers une redéfinition de l’allocation adulte handicapé.
Pour ces raisons, je vous propose qu'une mission, placée sous l'égide de parlementaires, travaille à la simplification et à l'articulation des dispositifs existants, ainsi qu'à l'approfondissement de l'étude d'impact, pour assurer un soutien plus efficace et équitable aux personnes en situation de handicap. Il sera également nécessaire d'améliorer les modalités de cumul des allocations avec les revenus d'activité de la personne et du couple, pour favoriser l'autonomie de chacun. Ces travaux seraient de nature à répondre au débat légitime sur le niveau de solidarité nationale qu'il faut consacrer à l'autonomie des personnes en situation de handicap. (Sophie Cluzel)
Finissez vous ainsi par rejoindre l’avis de Mme Marie-George Buffet ou bien campez vous sur la position du statu quo et sur une impossibilité de principe ?
Il m’est souvent rétorqué, et je crains que ce ne soit une nouvelle fois le cas aujourd’hui, que l’AAH a été conçue comme une allocation de solidarité et, qu’à ce titre, elle doit prendre en compte les revenus du conjoint. Il y aurait donc une sorte de fatalité, ou d’horizon indépassable, malgré la précarité dans laquelle se trouvent les bénéficiaires de l’AAH. Nous ne pouvons plus fonctionner avec ces schémas préétablis, dans lesquels telle allocation relèverait nécessairement de telle catégorie, en vertu d’une sorte de loi naturelle. C’est à la loi de décider, et rien ne s’oppose à ce que nous imaginions un système ad hoc pour l’AAH – dont le versement présente déjà certaines spécificités. Les obstacles administratifs, quant à eux, peuvent aisément être surmontés. Il convient de dépasser l’opposition stérile entre allocation de solidarité et allocation de compensation : créons une allocation de solidarité spécifique. (Discours de Marie-George Buffet)
Pour toutes ces raisons, vous l'aurez compris, je ne suis pas favorable, en l'état, à cette proposition de loi. (Sophie Cluzel)
Et après réécriture par la commission, avec prise en charge des perdants, y êtes vous désormais favorable Mme Cluzel ? 😉
L’histoire s’accélère, ce serait dommage de louper le coche disais-je. Les parlementaires sont de plus en plus sensibilisés à cette demande légitime des citoyens et des associations de personnes handicapées. Le rapport de Philippe Mouiller était excellent et nuancé. La réécriture des articles par la commission souhaitable et satisfaisante. Maintenant place au débat parlementaire, la balle est dans votre camp, et nos regards tournés vers vous.
Rien n'est plus puissant qu'une idée dont l'heure est venue — Victor Hugo
Votre article est excellent. En ce qui concerne l’argument n°13, il faut cependant noter qu’il y a beaucoup plus de perdants potentiels si n’était pas rétablie la majoration du plafond en fonction des enfants à charge. Cette majoration est justifiée, sauf si l’on pousse la logique de la déconjugalisation jusqu’à l’individualisation. Sur le coût budgétaire de la réforme, il est certain qu’il sera plus élevé à terme quand des personnes demanderont l’AAH qu’elles n’avaient jamais demandé à cause de la prise en compte du revenu du conjoint. Il est cependant possible de jouer sur plusieurs paramètres (comme pour l’aide au logement non accessible si les parents paient l’impôt sur la fortune immobilière).
1. Plus simplement ; la loi de 2005
CASF
Article L114-1
Toute personne handicapée a droit à la solidarité de l’ensemble de la collectivité nationale, qui lui garantit, en vertu de cette obligation, l’accès aux droits fondamentaux reconnus à tous les citoyens ainsi que le plein exercice de sa citoyenneté.
Article L114-1-1
La personne handicapée a droit à la compensation des conséquences de son handicap quels que soient l’origine et la nature de sa déficience, son âge ou son mode de vie.
Que le mode de vie; soit célibat, mariage pacs ou concubinage, la personne handicapée a un droit individuel à la compensation son incapacité (partielle ou entière) de son incapacité à travailler
et
à la compensation de l’incapacité de la société à lui permettre de travailler ( notamment pb accès à l’instruction et aux formations)
ou autrement dit
quand l’accès au droit au travail n’est pas respecté par la collectivité nationale, la collectivité nationale doit compensation de son incapacité à donner accès à ce droit.
2. Sur les « perdants » ;
Rien ne s’oppose au droit d’options comme cela existe déjà pour d’autres aides notamment pour l’attribution des compléments d’AEEH ou de la PCH au choix de l’usager.
L’argument des perdants ne peut donc être retenu.
3. Sur le droit commun pour tous
Une position surprenante quand on connait le militantisme de Madame la Secrétaire d’Etat pour une exception au droit pénal en matière de prostitution.
4. Les engagements internationaux et constitutionnalité
La question de conventionnalité ou même de constitutionnalité n’est pas posée alors même que d’autres pays sont en cours de révision de leur politique du handicap pour se mettre en conformité avec leurs engagements internationaux sur le droit à l’autonomie des Personnes Handicapées.
Quoi qu’il en soit, la France devra régler ce point comme elle a dû le faire pour le droit de vote des PH pour se mettre en conformité avec ses engagements internationaux alors même que la loi de 2005 prévoyait “le plein exercice de sa citoyenneté”.
5. AAH et majorité
A l’occasion de ce débat, il est regrettable que ne soit pas abordé la question de l’AAH pour tous à partir de 18 ans avec l’incongruité de l’AAH à 20 ans pour certains alors que la question de fond est de permettre l’accès à l’autonomie et donc aussi son apprentissage.
En conclusion; du point de vue de la rhétorique la question globale qui nous est posée semble plus porter sur l’ethos que sur le logos
L’argument se basant sur les articles L114-1 et L114-1-1 du Code de l’action sociale et des Familles semble assez solide, il faudrait voir comment pousser cela devant les tribunaux pour faire évoluer la jurisprudence. Il faudrait même ajouter l’article 9 du Code Civil (chacun a droit au respect de sa vie privée), car les formulaires administratifs, notamment la CAF, sont très invasifs concernant la vie privée, pour être finalement au détriment de celle-ci !!!
comment ca ont peu avoir l a a h et le rsa sais faut j ai fait la demande de rsa et sa ma ete refuser car les revenu du ménage sont trop élever car aah que je devrais avoir droit ma ete supprimer depuis janvier 2019 et j ai droit a rien mon mari qui travaille et comme vous dit un bon salaire nous n avons même pas droit a allocation logement alors si je veux partir de chez moi je doit demander a mon mari de l argent et refuseras alors comment je fait si je suis violenté pour partir me refugier dans ma famille car pour payer le train le taxi ou autre transport donc je suis a la charge totale et vous croyez que le seul salaire du couple peu tout payer en facture frais médicaux part mois et autre vous ne tenez pas compte le préjudice morale des personnes dans cette situations donc si je vous comprend bien faut divorcer pour garder nos droit et pour votre infos la caf prend les revenue totale et pas les déduction de frais réel donc ont reviens toujours au même points entre autre l a a h il y as quelque années était un revenue compensatoire en raison de manque de revenue de la personne handicapé qui ne pouvais pas travailler et avoir un salaire sais depuis mr sarkozy qu’ l a a h as ete mis en allocation
Un immense BRAVO pour votre travail. Je vais relayer !
Je rebondis sur le commentaire de Tardi, un immense bravo pour votre travail d’analyse, je vais relayer également !
Ne pensez-vous pas, Mr. Kévin Polisano qu’il serait nécessaire maintenant, plutôt que de rester dans la sphère très privée de personnes initiées, de porter vos arguments au regard de tous, par le biais d’un documentaire par exemple qui serait susceptible d’inonder la toile et donc de marquer l’opinion publique ? Le collectif, nos gouvernants n’aiment pas du tout cela et c’est justement pour cette raison que je crois en sa force pour une prise de conscience et un changement de paradigme…. Vous l’avez souligné, ce qui sous-tend les prises de position de Sophie Cluzel est la question du budget dans une idéologie de moins disant social… La lutte est âpre, pourquoi ne pas mettre tous les moyens en œuvre pour la combattre ? Comme dans le « jeu de la dame » de Walter Trevis, un échec et mat du gouvernement me plairait bien, un final de reconquête et dans le contexte morose que nous vivons, nous avons bien besoin d’une étincelle, non !?
Merci !
Vous ne croyez pas si bien dire 😉
Voici notre nouveau site : https://leprixdelamour.fr/
Merci infiniment pour votre initiative ! Pourvu que le lien soit vite connu de tous… Je vais bien sûr raconter mon histoire !
Mme CLUZEL à un bon salaire. Avant m’a reconnaissance handicapée je travaillais en cdd salaire 1250 euros net aujourd’hui tout dépends des ressources du conjoint, marié mon mari à 59 ans à été licencié aujourd’hui il travaille en intérim et connais le chomage, on est à découvert en permanence, on mange pas, bien sur on a contacter les services sociaux la mairie, mais personnes ne bouge moi je suis épuisée et mon mari travaille, s’occupe de moi en même temps car on a droit à rien, j’arrive pas à faire certaines choses c’est lui qui le fait. Mme CLUZEL connais l’autisme mais ne peut pas connaitre tout, elle peut pas juger ce qu’elle ne connait pas, en tout cas on est complètement isoler et moi j’en ai gros sur le coeur mon handicape est invisible, faut voir la maltraitance que l’on vit aux quotidiens c’est violent très violent également maman
Bonjour,
Excellente analyse
Cependant je ne comprends pas le montant de 2 270 € cité dans l’argument 2. Il me semblait que pour percevoir l’AAH le plafond de ressources à ne pas dépasser pour un couple était de 19 622 € annuels soit 1 635 € /mois ? Merci de l’éclairer !!!
Bonjour. Dès le début de son quinquennat, Macron et son gouvernement ont fait changer les critères d’attribution du taux d’invalidité, sans prévenir qui que ce soit. De fait, des milliers (peut-être des dizaines de milliers, je ne connais pas les chiffres exacts) d’handicapés sont passés en dessous de la barre des 80% d’invalidité, perdant ainsi le bénéfice de la MVA et permettant à l’état d’économiser des millions d’euros… Personnellement, quand j’ai demandé pourquoi je perdais d’un coup 20% d’invalidité, il m’a été rétorqué que j’étais « en bonne voie de guérison » alors que j’ai une maladie incurable et que mon état n’a cessé de s’aggraver! Par ailleurs, pourquoi personne ne précise que l’augmentation de l’AAH n’est pas de 100€ pour tous les bénéficiaires (comme l’a clamé avec fierté Macron en Octobre au JT conjoints de France2-TF1), mais de 84€ (une première augmentation de 41€ puis une autre de 43€)? Seule une partie des bénéficiaires a obtenu les deux tranches… Cela fait donc deux mensonges dans la même phrase! Comment se fait-il que personne ne fasse remarquer à Cluzel et Macron qu’ils mentent? Je n’en peux plus du mépris du gouvernement à notre égard…
Bonjour,
Je souhaiterais vous poser une question sur ce sujet.
Qu’en est-il de la pension de réversion du conjoint ? Est-elle considérée comme etant un revenu du conjoint bien que décédé ou comme revenu du conjoint survivant ?
En effet pour prendre le cas concret de ma mère, celle-ci vient de recevoir une lettre comme quoi elle est bénéficiaire de l’AAH cependant en raison de ses revenus qui dépasse à peine le seuil requis, l’allocation AAh ne lui sera pas versée.
Je trouverais ça incroyable que cette somme ne lui soit pas allouée d’autant plus que mon père est décédé d’un accident du travail. Il a travaillé toute sa vie pour une retraite qui finalement revient à ma mère mais qui limite cette dernière dans ces droits à percevoir une telle compensation.
Ce serait bien que ce vide juridique soit mis sur la table..
J’espère que vous saurez m’en dire plus