Manifeste pour l’accessibilité de la vie de couple
Sommaire
- 1 Ouvrir le débat : quels verrous à la discussion politique du statut de l'AAH ?
- 2 La question de l'articulation entre les solidarité familiale et collective
- 3 Vers une allocation d'autonomie dans la lignée des précédentes exceptions au principe de subsidiarité
- 3.1 De la dichotomie AAH/PCH : la question de la compensation
- 3.2 Une autonomie à deux vitesses
- 3.3 La spécificité de l'AAH par rapport aux autres minima sociaux, et du RSA en particulier
- 3.4 Évaluer et corriger les pertes potentielles de certains ménages liées à la déconjugalisation
- 3.5 La dépendance financière inversée : le cas moins mentionné du conjoint au RSA
- 4 Conclusion
- 5 L'articulation entre la solidarité familiale et la solidarité collective : un regard historique [Annexe A]
- 6 Aimer et compter : la gestion de l'argent dans le couple, un regard sociologique [Annexe B]
- 7 Amour, justice et droits individuels [Annexe C]
Le prix de l'amour est le nom que l'on attribue à la situation de dépendance financière dans laquelle se retrouve bien souvent les bénéficiaires de l'AAH (allocation adulte handicapé) vis-à-vis de leur conjoint. La prise en compte des revenus de ce dernier faisant perdre tout ou partie de l'allocation de la personne handicapée, comme je l'illustrais dans cette courte vidéo explicative :
Le Manifeste présent met en évidence différents aspects que recouvre cette dépendance financière, fournit des justifications politiques à son abolition, répond aux arguments des opposants à la déconjugualisation des ressources et propose des leviers d'actions politiques.
Pourquoi devrait-on choisir entre l'amour et la justice ? En fin de compte, le sens de la justice est une condition préalable, voir une composante, de l'amour pour le prochain. [...] La priorité de la justice assure aux individus non seulement la possibilité de prétendre à certains avantages, mais aussi celle de partager ces avantages avec les personnes aimées. Les personnes généreuses et aimantes resteront généreuses et aimantes même en possession de leurs droits légitimes, et la priorité de la justice, loin d'inhiber ces attitudes, les rendra possibles. La justice n'exclut pas l'amour ou l'affection, mais l'injustice, la subordination du bien de quelques-uns à celui des autres à travers la négation des droits légitimes des premiers. Et, bien entendu, cette négation est le contraire de l'amour et de l'affection authentiques. [...] Non seulement la justice est compatible avec la sollicitude envers les autres, mais elle est elle-même une forme importante de sollicitude à leur égard [...] elle nous permet d'exercer toutes les autres formes d'amour et d'affection compatibles avec cette égalité morale sous-jacente. L'idée que nous puissions créer communauté d’égaux en abandonnant ces notions d’équité, de droits et de devoirs, est intenable. (Will Kymlicka, Les théories de la justice)
Ouvrir le débat : quels verrous à la discussion politique du statut de l'AAH ?
Ces verrous sont multiples et de natures différentes. Il s'agira de distinguer les verrous rhétoriques, juridiques, budgétaires, techniques ; et de les traiter séparément des controverses proprement politiques et idéologiques que l'on identifiera.
Le premier verrou que l'on rencontre habituellement quand on soulève la question de la déconjugalisation des ressources, est une combinaison d'éléments juridiques (rappelant la législation en vigueur) et d'éléments rhétoriques (suggérant l'évidence du rejet de la proposition). Lorsque l'on interroge les secrétaires d’État aux personnes handicapées, les réponses apportées sont typiquement de cet ordre :
Les revenus du conjoint sont pris en compte pour toutes les prestations qui sont versées, il n’y aurait pas de raison qu’il y ait une dérogation particulière dans le cas présent. (Marisol Touraine, précédente secrétaire d’État aux personnes handicapées)
La solidarité nationale complète la solidarité familiale, elle ne doit pas s’y substituer. Que la personne soit en situation de handicap ne constitue pas un motif qui permettrait de déroger à ce principe au cœur de notre organisation sociale. (Cabinet ministériel de Sophie Cluzel, secrétaire d’État aux personnes handicapées.)
On pourrait multiplier les exemples et les variations sur le thème, ces réponses prennent sensiblement toutes l'allure d'un syllogisme du type :
- Tous les minima sociaux tiennent compte des revenus du conjoint pour l'établissement de leur montant ;
- L'AAH est un minimum social ;
- Donc [il est normal que, c'est moi qui souligne] l'AAH, étant un minimum social, soit soumise à la prise en compte des revenus du conjoint.
qui n'est pas sans rappeler le fameux syllogisme :
- Tous les hommes sont mortels ;
- Socrate est un homme ;
- Donc Socrate est mortel.
La logique est implacable, le raisonnement imparable.
Seulement voilà, le raisonnement serait tout aussi valable si les faits étaient différents (et ils le sont dans d'autres pays), à savoir si l'on prenait pour prémisse 1. son contraire, alors le résultat logique 3. en serait inversé, par le simple enchainement logique qu'autorise le syllogisme, voyez :
- Tous les minima sociaux sans exception ne prennent PAS en compte des revenus du conjoint pour l'établissement de leur montant ;
- L'AAH est un minimum social ;
- Donc [il est normal que, c'est moi qui souligne] l'AAH, étant un minimum social, NE SOIT PAS soumise à la prise en compte des revenus du conjoint.
N'importe quel rhétoricien pourrait ainsi réfuter le raisonnement qui ne lui convient pas en disant qu'il convient de changer cet état de choses. Comme vous pouvez le voir, dire d'un syllogisme qu'il est vrai ou faux n'a pas de sens. En revanche on dit qu'il est valide (dans sa forme), de la même façon que le syllogisme suivant est formellement valide (mais pas concluant...) :
- Toutes les créatures sans dent sont kleptomanes ;
- Or les poules n'ont pas de dent ;
- Donc les poules sont kleptomanes.
On s'aperçoit que la conclusion 3. découle des deux prémisses précédentes, dont il convient d'évaluer la pertinence. Ainsi dans le cas qui nous préoccupe, la justification quant au choix des prémisses relève du choix politique :
- Tous les minima sociaux doivent-ils nécessairement tenir compte des revenus du conjoint ?
- L'AAH doit-il être considéré comme un minimum social, au même titre que tous les autres ?
Car en dehors de ces considérations, cette formulation de réponse dans le style syllogistique ne présente, on l'a vu, aucun d'intérêt. A moins que ? Voyons l'intérêt d'argumenter plus ou moins sous cette forme.
Effet rhétorique et psychologique. Je soulignais plus haut dans la réponse, d'apparence syllogistique, l'ajout d'un [il est normal que] faisant écho au "il n'y aurait pas de raison que" ou "ne constitue pas un motif qui". Ce que l'on tente subrepticement de démontrer, c'est que c'est "normal". Mais on ne le fait pas au point 1., on obtient ce consentement à l'issue d'un "raisonnement déductif". Le vice ici est que le principe est déjà sous entendu tacitement dans le point 11. C'est là en quelque sorte une pétition de principe masquée2 :
- Puisque la prise en compte des revenus du conjoint pour tout minimum est normale (masquée) ;
- Et que l'AAH fait partie du tout ...
- Donc la prise en compte pour l'AAH est normale (soulignée).
Le raisonnement est fallacieux, non par ce qu'il dit (strictement logique et irréfutable), mais par ce qu'il sous-entend, sans l'expliciter. Cela m'évoque les trois stratagèmes suivants (IV, VI, XX) de la dialectique éristique de Shopenhauer dans son très célèbre "L'art d'avoir toujours raison" : Cacher son jeu, Postuler ce qui n'a pas été prouvé, Tirer des conclusions. Explicitez clairement le sous-entendu (c'est-à-dire identifier le Petitio Principii, stratagème de défense XXII) et il manquera la pièce essentielle du raisonnement : Pourquoi est-ce normal ?
Cela nous obligerait à interroger l'ordre des choses, à retracer la généalogie des évènements et des décisions qui nous y ont conduit, à analyser leur argumentaire et leur fondement idéologique, les conséquences que ces lois ont sur notre quotidien, et enfin émettre un jugement politique ou éthique sur celles-ci, dans l'objectif de les conserver en l'état ou de les faire évoluer.
De la même manière que l'usage des statistiques nous dupe trop souvent par l'autorité des chiffres, certains éléments de langage peuvent faire forte impression sur nous si l'on ne s'y arrête pas un instant.
Ce procédé rhétorique, de pétition de principe masquée aux allures de syllogisme, qui dans la forme nous apparait logique, a ainsi pour effet de nous faire occulter les présupposés3 et de décourager par l'évidence de la démonstration à ce que l'on s'assure de leur bienfondé. En d'autres termes, il fait passer la pillule du statu quo...
Pour en rester pour l'instant au jugement [judiciaire], objet principal des travaux de Perelman, ce goût continental pour la présentation syllogistique et neutre, sans référence à ce qui n'est pas du droit, peut s'expliquer encore par l'idée que le justiciable admettra peut-être plus aisément un jugement dont la solution apparaît ainsi comme évidente, puisque aucune autre ne pouvait être adoptée. La présentation verticale du syllogisme, sa structure unilatérale, le suggère au lecteur.
(Michel Meyer, De la nouvelle rhétorique à la logique juridique)
On observe ainsi un mélange des genres entre le descriptif et le prescriptif. Mais si la démonstration (Tous les minima sociaux sont comme ça, l'AAH en est un, donc c'est comme ça) est normative, et a pour objectif d'affirmer que les choses sont ce qu'elles sont, alors à quoi bon faire de la politique ?
Le biais de statu quo, consistant à ne pas vouloir changer une situation initiale parce qu’elle est initiale et qu’on y est émotionnellement attachée, existe bien sûr. Toutefois, il semblerait surprenant que ce biais cognitif n'affecte principalement que les membres de la majorité (où LREM aurait développé une passion pour le principe de subsidiarité érigé en principe inaliénable), là où les autres députés de tout bord confondu semblent, pour le mieux quasi-unanimes en vue de l'individualisation de la prestation sociale, ou tout du moins disposés à en discuter ouvertement dans le cas contraire...
Une autre hypothèse serait qu'une motivation sous-tend la tendance à rationaliser des aspects du statu quo social4. L'analyse des arguments permettra d'identifier les motivations sous-jacentes, idéologiques ou non, et de les hiérarchiser.
Marie-George Buffet, dans son discours en tant que rapporteure à la commission des affaires sociales, illustrait cet état de fait :
Il m’est souvent rétorqué, et je crains que ce ne soit une nouvelle fois le cas aujourd’hui, que l’AAH a été conçue comme une allocation de solidarité et, qu’à ce titre, elle doit prendre en compte les revenus du conjoint. Il y aurait donc une sorte de fatalité, ou d’horizon indépassable, malgré la précarité dans laquelle se trouvent les bénéficiaires de l’AAH. Nous ne pouvons plus fonctionner avec ces schémas préétablis, dans lesquels telle allocation relèverait nécessairement de telle catégorie, en vertu d’une sorte de loi naturelle. C’est à la loi de décider, et rien ne s’oppose à ce que nous imaginions un système ad hoc pour l’AAH – dont le versement présente déjà certaines spécificités. Les obstacles administratifs, quant à eux, peuvent aisément être surmontés. Il convient de dépasser l’opposition stérile entre allocation de solidarité et allocation de compensation : créons une allocation de solidarité spécifique.
Afin d'enfoncer le clou, je détaillerai dans les points suivants du Manifeste des arguments à opposer aux objections de principes qui sont régulièrement émises dans les rares occasions où cette proposition fait l'objet de débat. Je m’appuierai pour cela aussi bien sur des travaux universitaires, que sur des paroles fortes de parlementaires ayant pris part au débat.
La question de l'articulation entre les solidarité familiale et collective
La solidarité et le couple dans sa version contemporaine
En premier lieu, commençons par dire que la façon que nous avons de vivre la solidarité familiale, et en particulier la solidarité conjugale, n'a plus rien à voir avec la façon dont elle se vivait en 1804 à l'époque de l'apparition du code Civil sous Napoléon. Et notons que de cette période, jusque dans les années 70-80, le mouvement de l'Histoire fut principalement dirigé de la solidarité familiale vers la solidarité collective (Annexe A.1), accompagnant une reconfiguration de la famille moderne (Annexe A.2) de laquelle émergea une solidarité conjugale qui revêtit de nouvelles formes.
La notion de solidarité conjugale éclaire l’importance des liens d’interdépendance nés des itinéraires conjugaux et familiaux contemporains. Il existe bien des solidarités au sein des couples, qu’elles soient ou non régies par le droit. Moins contraintes, plus électives, elles revêtent des formes plurielles et s’adossent à différents univers normatifs. Caractérisées par une dimension processuelle, elles prennent tout leur sens au cœur d’une temporalité longue soutenant la réciprocité des échanges, où semble se résoudre la tension entre l’exigence d’autonomie individuelle et l’existence d’une communauté solidaire. (Aimer et compter, Hélène Belleau & Agnès Martial)
Cette évolution des principes moraux gouvernant les échanges au sein des couples fît naître de nouvelles pratiques, notamment en ce qui concerne la gestion de l'argent dans le couple, au sein d'un processus d'individualisation répondant à des aspirations d'autonomie et d'émancipation, en particulier des femmes (Annexes B). Il ne s'agit pas moins aujourd'hui que d'accorder des droits similaires aux personnes handicapées pour mettre fin à la dépendance financière dont ils sont l'objet, et leur permettre l'accès au couple tel qu'il se conçoit et se vit à notre époque. La proposition de suppression des revenus du conjoint est donc, comme l'a souligné dans son discours Marie-George Buffet qui en l'initiatrice, une proposition résolument tournée vers l'avenir. Elle affirme en ce sens :
Le mode de calcul de l’allocation aux adultes handicapés a quelque chose d’archaïque, puisqu’il fait primer la solidarité familiale sur la solidarité nationale. Les structures de la société ont changé, le noyau familial n’a plus la même fonction sociale et, progressivement, les individus ont créé des solidarités et des liens d’interdépendance au-delà de la famille. C’est l’une des caractéristiques de la société moderne, comme le soulignait déjà Émile Durkheim il y a plus d’un siècle, en décrivant le passage d’une solidarité mécanique à une solidarité organique.
Le constat est juste, la modernité a bel et bien acté l'essor de la solidarité organique primant sur la solidarité mécanique. Néanmoins, dans notre société marquée par la division du travail et l'interdépendance de la solidarité organique, subsiste des formes de solidarité mécanique parfois aux contours nouveaux, avec comme on l'a vu en chef de file la solidarité familiale comme investisseur de la crise économique et de l’État-providence (Annexe A.2).
Le principe de subsidiarité, constitutif de notre modèle corporatif
Le partage entre les solidarités familiales et collectives varient conformément aux traditions politiques. En France, l’État-providence est dit "conservateur ou corporatiste" : le bien-être n'est pas abandonné au marché parce que l’État contribue à la mise en place de droits sociaux [là où des État-providences dit libéraux, comme en Angleterre, disposent de transferts modestes et de protections sociales minimalistes]. En France est donc opéré une sorte de compromis entre l'approche libérale et la nécessité d'une intervention publique dans un effort redistributif. Toutefois, "les régimes corporatistes sont fortement liés à la préservation des valeurs familiales. Dans ces conditions, "le principe de services subsidiaires sert à bien montrer que l’État n'intervient que lorsque la famille a épuisé toutes ses ressources en matière d'aide à ses membres". [...] Cette tendance familialiste est beaucoup plus forte encore dans les pays d'Europe du sud, où les dépenses sociales sont faibles. [...] A l'inverse, les État-providences sociaux-démocrates garantissent un système universel d'assurance sociale ouvert à tous, généralement non soumis à condition de ressources. Il en résulte un "idéal qui n'est pas de maximiser la dépendance à la famille, mais de renforcer la possibilité d'une indépendance individuelle".
Il est donc aussi vrai, comme l'affirme la Secrétaire d’État en charge des personnes handicapées, qu'au cœur de notre organisation sociale se loge une articulation fondée sur la subsidiarité de la solidarité collective par rapport à la solidarité familiale. Cette configuration hérite d'une construction économique libérale qui renvoie, avant tout, l'individu vers ses responsabilités individuelles et familiales et limite l'intervention publique directe dans la sphère sociale.
Principe de subsidiarité. La subsidiarité est un principe visant à coordonner des éléments concurrents. Il renvoie instinctivement à l'idée de hiérarchie d'un élément premier sur un élément second. Le principe de subsidiarité établit ainsi un rapport vertical et hiérarchique exigeant la primauté de l'intervention familiale et subordonnant l'intervention publique à la défaillance de la famille. Une approche libérale "impose en effet de systématiquement placer en position première la solution individuelle, libérale, et de rendre subsidiaire la solution étatique, attentatoire aux libertés". Cette vision favorise une tendance familialiste, qui inscrit fortement l'individu dans sa famille [...] dont le danger est de faire peser sur celle-ci une charge lourde excédant ses capacités contributives.
La thèse de Floriane Maisonnasse, Maître de conférence en droit privé à Grenoble que j'ai eu le plaisir de questionner, a examiné en quoi la mise en œuvre de la subsidiarité pouvait entrainer une déformation de la solidarité familiale. Elle privilégie une approche de complémentarité réelle entre la famille et l’État, dans un rapport horizontal et égalitaire :
Dans ce modèle, "les solidarités familiales et les solidarités collectives sont de valeur égale et dans une relation de soutien mutuel, encouragées par un phénomène de synergie réciproque. Il s'agira ainsi de s'interroger sur l'influence du développement de la solidarité collective par le biais de l'effectivité des droits sociaux, sur la solidarité familiale. L'hypothèse est ainsi que le relâchement de la contrainte étatique permet la privatisation et la négociation des normes de responsabilité familiale et encourage l'émergence de formes nouvelles de solidarité familiale.
Il ne s'agira pas bien sûr de discuter ici de la thèse de Floriane Maisonnasse – qui au demeurant ne porte pas précisément sur la solidarité conjugale et sur le même type de subsidiarité (*) – ni de remettre en cause le modèle corporatiste au fondement de notre organisation sociale générale, ni même de vouloir l'infléchir, mais simplement, comme nous allons le voir, de poursuivre le traitement différencié dont le handicap a toujours fait l'objet. Donc in fine de questionner l'argument avancé par le cabinet de la Secrétaire d’État chargée des personnes handicapées :
"La situation de handicap ne constitue pas un motif qui permettrait de déroger à ce principe au cœur de notre organisation sociale"
Le principe de subsidiarité, mis en défaut par les politiques du handicap
(*) La "vraie" subsidiarité, telle qu'elle a été imaginée, consistait à activer des créances alimentaires (pas au titre de la prise en compte des revenus du conjoint), puisque figure dans la famille, dans le couple (hors concubinage), des obligations alimentaires. La prise en compte des revenus du conjoint est une autre manière de faire de la subsidiarité, mais n'est pas celle qui était pensée à l'origine. Le principe de subsidiarité, édicté dans le Code civil de 1804, devait s'appliquer à toutes les prestations non contributives des aides sociales. Mais depuis lors et jusqu'à aujourd'hui, ce principe n'a eu de cesse de subir des écarts :
Le principe de subsidiarité est traditionnellement considéré comme un principe structurant de l'aide sociale. Il permet d'établir une hiérarchie entre la famille comme élément primaire et la collectivité comme élément secondaire. Ce principe connait toutefois de plus en plus d'exceptions [tant est si bien qu'on se demande encore si il constitue un principe]. Nombreuses sont désormais les aides et prestations qui ne sont pas subsidiaires à la contribution familiale [L’État intervient directement sans faire appel au secours familial]. Il existe désormais, à côté du rapport vertical et hiérarchique imposé par la subsidiarité, un rapport horizontal, fondé sur la complémentarité de la famille et de l’État. (Floriane Maisonnasse, Thèse)
D'autres auteurs confirment que le principe devient peu à peu l'exception :
On doit remarquer que la tendance générale de l’aide sociale a été vers l’atténuation de la subsidiarité, cela correspondant à une volonté de transfert des obligations d’entretien de la famille vers la collectivité publique (cf. R. Lafore, « Les métamorphoses du modèle assistance français » (p. 111). En ce qui concerne les personnes handicapées, cette subsidiarité a été écartée en principe, cela établissant cette forme d’aide sociale dans un régime dérogatoire par rapport aux cadres juridiques hérités des vieilles lois d’assistance. (Robert Lafore, Le Département et le Handicap)
Le Handicap devient alors le domaine dans lequel on a assisté au plus grand nombre d'exceptions ; aussi il est notoire qu'il a historiquement constitué le lieu de la première entorse au principe de subsidiarité :
Les politiques sociales françaises ont d’abord affirmé que l’aide sociale s’appliquait à des individus et à des ménages (dans le sens restrictif de famille nucléaire, père-mère et enfant mineur, en excluant notamment les enfants adultes supposés « autonomes » , et seulement dans le cas d’une absence de soutien familial (principe de subsidiarité entre solidarité familiale et solidarité nationale). La première entorse à ce principe de subsidiarité est opérée par la loi de 1975 sur le handicap, qui affirme le droit des enfants handicapés à des prestations même en cas de soutien familial (**). Depuis, beaucoup de lois sociales ont dérogé à ce principe de subsidiarité, notamment le Revenu minimum d’insertion (RMI) et le Revenu de solidarité active (RSA), mais pas toutes. (Florence Weber, La subsidiarité des politiques sociales en question)
(**) L'allocation d'éducation de l'enfant handicapé (AEEH) est une prestation destinée à compenser les frais d'éducation et de soins apportés à un enfant en situation de handicap. Sa particularité réside dans le fait qu’elle est attribuée indépendamment des ressources perçues par le foyer. C’est donc le statut de l’enfant à charge qui en ouvre le bénéfice, et non le montant des revenus du ou des parents.
Donc traiter le handicap différemment et s'interroger sur la prise en compte des revenus du conjoint dans cette hypothèse là précise du handicap, participe au prolongement de la réflexion que l'on a eu jusqu'à aujourd'hui concernant le handicap. Il y a donc bien un motif, des raisons qui permettraient de déroger au principe de subsidiarité, quoi qu'en disent les secrétaires d’État en charge des personnes handicapées. Le débat est donc ouvert. Il s'agira par la suite de garder en tête que, historiquement, le handicap a régulièrement connu un traitement différent des autres causes de vulnérabilités, et l'on justifiera ces raisons. Bref, en matière de handicap, l'exception est la règle. Mais avant cela commençons par exposer certains paradoxes de l'application de la subsidiarité.
Les paradoxes de la subsidiarité
Nous avons mentionné précédemment l'exception de subsidiarité que constitue le versement de l'AEEH aux parents d'enfants handicapés. Ma vidéo d'animation introductive, fait une autre comparaison de 2 situations témoignant de l'incohérence de l'application du principe de subsidiarité à l'égard du conjoint :
- Situation 1 : l'adulte handicapé sans emploi, vit chez ses parents, qui ont vis-à-vis de lui une obligation alimentaire. Dans ce cas de figure, le bénéficiaire touche l'AAH à taux plein.
- Situation 2 : l'adulte handicapé sans emploi, vit en concubinage avec son conjoint, qui est sans obligation alimentaire vis-à-vis de lui. Cette fois-ci, le bénéficiaire voit son AAH diminuée voir supprimée par les revenus du conjoint.
Pourquoi ne prend-on pas en compte les revenus des parents, alors que l'on prend en compte ceux du concubin ? Ceci est totalement illogique au regard des obligations alimentaires. De plus si l'on vit chez ses parents et que l'AAH n'est pas retirée – contrairement à si l'on vit avec son conjoint – le message envoyé est qu'il est quelque part plus "naturel" de vivre chez ses parents quand on est handicapé ! Ce qui fait porter comme souvent un regard infantilisant sur la personne handicapée.
Nous avons bien compris que, pour la majorité, le système a sa logique. Mais la question n’est pas là : je dis simplement que le système n’est pas cohérent. Il ne s’agit pas de remettre en cause un choix que vous auriez fait : le dispositif existait avant vous. Nous devrions donc examiner ensemble sa cohérence et l’inscrire dans une autre logique que celle qui est à l’œuvre et qui n’est pas satisfaisante puisqu’elle produit les situations que nous avons décrites. (Pierre Dharréville, séance en Commission des affaires sociales du 13/02/2019)
Dans ces conditions il serait normal de régulariser la seconde situation en préservant l'AAH au sein du couple...
Vers une allocation d'autonomie dans la lignée des précédentes exceptions au principe de subsidiarité
L'exemple précédent, qui rend compte de l'autonomie financière de la personne handicapée vivant chez ses parents, fait de nouveau la démonstration d'un défaut de subsidiarité. Plus exactement, c'est l'entorse au principe de subsidiarité – dont on a souligné les répétitions dans les politiques du handicap – qui rend possible l'autonomie financière de cette personne. Il n'y a donc rien, dans l'absolu, qui nous empêche de considérer comme légitime le défaut de subsidiarité dans le cadre du couple, d'autant qu'il apparait comme plus légitime encore que le défaut de subsidiarité accordé à l'endroit des parents, ayant potentiellement deux sources de revenus et un devoir d'obligation alimentaire que n'a pas le concubin.
Le minimum social de l'allocation adulte handicapé, dans ce cas de figure, est donc bel et bien déjà envisagé comme allocation d'autonomie. Nous devons naturellement étendre ce droit individuel à l'endroit du couple !
Pardon, mais lorsque vous avez une carte de stationnement en tant que personne handicapée, vous n’en faites pas bénéficier votre conjoint valide. Il en est de même pour cette allocation : parce que le handicap est personnel, l’autonomie est, par définition, personnelle et vous ne devez pas dépendre de votre conjoint. Vous avez, chers collègues de la majorité, la possibilité de réparer, avec nous tous, une injustice historique. Il ne s’agit pas de faire le procès de quiconque, mais d’œuvrer en faveur de la justice en privilégiant l’autonomie individuelle des personnes qui sont atteintes, individuellement, de handicap. Il est regrettable que vous vous y refusiez. (Boris Vallaud, séance en Commission des affaires sociales du 13/02/2019)
L’autonomie, malgré la diversité de définition et de concepts qui la font rayonner, "paraît être perçue comme la combinaison de trois éléments : la faculté de choisir par soi-même, la capacité d’agir sans l’intervention d’un tiers et le fait de disposer des ressources nécessaires à la réflexion et à l’action. En bref, elle est simplement la faculté et la capacité concrète pour les individus d’effectuer les choix et de réaliser les actions qui leur importent, hors de toute hétéronomie." (Ronan Le Coadic, L'autonomie, illusion ou projet de société ?). Le mot est aujourd'hui employé à profusion comme le souligne l'extrait suivant :
Cette mise en avant de l’autonomie est particulièrement visible dans les écrits législatifs qui concernent la place des personnes handicapées. Le décret de la Cocof comporte pas moins de 10 occurrences du terme, alors que le projet de décret, comprenant l’exposé des motifs, mentionne 28 fois l’autonomie de la personne handicapée. On retrouve ce terme pas moins de 7 fois dans la CDPH. La Convention fait d’ailleurs de l’autonomie l’un des huit critères qui doivent prévaloir dans l’élaboration des politiques à destination des personnes handicapées. L’article 19, intitulé « Autonomie de vie et inclusion dans la société » précise ceci. « Les États Parties à la présente Convention reconnaissent à toutes les personnes handicapées le droit de vivre dans la société, avec la même liberté de choix que les autres personnes, et prennent des mesures efficaces et appropriées pour faciliter aux personnes handicapées la pleine jouissance de ce droit ainsi que leur pleine intégration et participation à la société, notamment en veillant à ce que : (i) Les personnes handicapées aient accès à une gamme de services à domicile ou en établissement et autres services sociaux d’accompagnement, y compris l’aide personnelle nécessaire pour leur permettre de vivre dans la société et de s’y insérer et pour empêcher qu’elles ne soient isolées ou victimes de ségrégation. (ii) Les personnes handicapées aient la possibilité de choisir, sur la base de l’égalité avec les autres, leur lieu de résidence et où et avec qui elles vont vivre et qu’elles ne soient pas obligées de vivre dans un milieu de vie particulier. (Nicolas Marquis, Le handicap, révélateur des tensions de l'autonomie)
Or, force est de constater que le premier point (ii) n'est pas rempli dans les faits, en raison de la dissuasion que constitue la dépendance financière et qui entrave l'autonomie des personnes handicapées. Et pourtant, si l'autonomie est sur toutes les lèvres, y compris sur celles des réfractaires à la proposition de loi, c'est parce qu'ils ont une conception toute restrictive de l'autonomie, qu'ils limitent à (i). C'est ce que nous allons voir maintenant...
De la dichotomie AAH/PCH : la question de la compensation
(Cette partie est le fruit d'une réflexion jointe, avec mon amie Anne-Cécile Mouget, doctorante en sociologie du handicap)
Après avoir analysé l'usage de la catégorie des minima sociaux comme pétition de principe au service du statu quo, puis de la sacralisation du principe de subsidiarité pour justifier – en dépit des contre-exemples multiples dans le champ du handicap – de la nécessité de faire primer quoiqu'il advienne la solidarité familiale sur la solidarité nationale, analysons maintenant un troisième échappatoire au travers des schémas pré-établis pour ne pas avoir à regarder en face la dépendance occasionnée, j'ai nommé, la "compensation à géométrie variable".
Depuis sa création, en 1975, l’allocation aux adultes handicapés est un minimum social. Elle vise à assurer un minimum de ressources aux personnes auxquelles leur handicap interdit de travailler ou que leur handicap limite fortement dans leur capacité à travailler. Elle n’a, en conséquence, aucune vocation à « compenser » le handicap, d’autant qu’une prestation a été spécifiquement créée à cette fin depuis 2005 : la prestation de compensation du handicap. (Sophie Cluzel, séance en Commission des affaires sociales du 13/02/2019)Je me permets d’insister une fois de plus sur le fait que l’allocation aux adultes handicapés garantit un minimum social : c’est l’équivalent du RSA pour une personne en situation de handicap. C’est la fameuse PCH qui a vocation à compenser le handicap. (Martine Wonner, séance en Commission des affaires sociales du 13/02/2019)
Commentons ces rappels récurrents. Le paradoxe de la subsidiarité chez les parents, à plus forte raison s'ils sont aisés, empêche comme on l'a vu de qualifier – comme c'est fait ici – l'allocation aux adultes handicapés de "garantie de minimum de ressources", puisqu'elle est maintenue intégralement sans tenir compte du niveaux de revenus des parents et constitue ainsi une allocation d'autonomie attribuée individuellement après reconnaissance du handicap. Mais au juste, qu'appelle-t-on "handicap" ?
Définition : « Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d'activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d'une altération substantielle, durable ou définitive d'une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d'un polyhandicap ou d'un trouble de santé invalidant. »
- Si l'on s'en tient à une incapacité à effectuer des gestes de la vie quotidienne (se mouvoir, se loger, se laver, ...), alors en effet concernant cette dimension du handicap, ce n'est pas l'AAH mais bien la PCH (Prestation de Compensation du Handicap) qui est l'aide financière départementale ayant vocation, je cite, à "prendre en charge certaines dépenses liées au handicap (par exemples, aménagement du logement ou du véhicule, recours à une tierce personne)".
- Seulement on omet une autre dimension du handicap, qui l'a pourtant défini en partie historiquement, à savoir l'incapacité à pourvoir à ses propres besoins par son travail, ou autrement dit à être en mesure de générer ses propres revenus. Les premières lois "handicap" ont ainsi concernés les accidents du travail ou les pensions de guerre, destinés à compenser l'incapacité à travailler5. Elles ont donné lieu à différents régimes et modes de calcul de l'invalidité (nous y reviendrons), qui diffèrent de celui de l'AAH, mais qui partagent en filigrane avec elle ce rapport au travail, comme l'atteste d'ailleurs Madame la Secrétaire d’État : "l'AAH est un minimum de ressources aux personnes auxquelles leur handicap interdit de travailler ou que leur handicap limite fortement dans leur capacité à travailler" et qui est en outre inscrit explicitement comme critère d'attribution pour les personnes atteintes d'un taux d'incapacité entre 50 et 79%, conditionnée par la reconnaissance d'une restriction substantielle et durable d'accès à l'emploi, et donc implicitement pour les personnes dont le taux d'incapacité excède 80% a fortiori.
La principale innovation de la loi de 2005 est la création d’un droit à compensation : « La personne handicapée a droit à la compensation des conséquences de son handicap quels que soient l’origine et la nature de sa déficience, son âge ou son mode de vie. »
Marie-George Buffet, comment peut-on vous opposer qu’il n’y a pas lieu de revenir sur la prise en compte des revenus du conjoint dans le calcul de l’AAH, au motif que la compensation de la perte d’autonomie est assurée par la prestation de compensation du handicap (PCH) ? C’est un abus ! Il ne faut pas tout mélanger : cette prestation est destinée à aider les allocataires à accomplir les actes de la vie quotidienne, en leur permettant de recourir à une aide humaine ou technique. Ainsi, on peut percevoir l’AAH sans bénéficier pour autant de la PCH. C’est le cas, notamment, des personnes souffrant de pathologies mentales qui sont autonomes dans les actes de la vie quotidienne mais qui ne sont pas capables d’exercer une activité professionnelle. L’AAH sert à compenser cette impossibilité de travailler. (Jeanine Dubié, séance en Commission des affaires sociales du 13/02/2019)
Une autonomie à deux vitesses
Arrêtons-nous un instant sur ces deux types de compensation :
(i) La PCH compense des besoins de la personne handicapée. La compensation est donc individuelle, adossée à la personne, à ses particularités, à ses besoins. Personne ne dit, dans un élan de subsidiarité, "puisque ton ou ta conjointe est en mesure de te porter dans la douche, la PCH ne participera pas au financement d'un fauteuil douche". On met à contribution la solidarité collective pour apporter de l'aide matérielle ou humaine dans le but de rendre la personne plus autonome dans ses gestes et son quotidien. Le tout est pensé (en théorie)6 dans une vision de vie autonome et indépendante, avec notamment le fameux projet de vie, dans une logique finaliste au "parfum" de l'independant living.
(ii) L'incapacité à générer ses propres revenus, on l'a vu, est compensée par l'AAH si l'on vit seul ou chez ses parents, mais plus lorsque l'on se met en couple sous le même toit. Cette autonomie financière est déniée à la personne handicapée. Par ailleurs, à handicap égal, et au delà de la grande variabilité de tous les autres régimes de revenus de compensation financière, on relèvera les deux constats suivants :
- Ces régimes de logique causaliste, compensent l'incapacité du travail selon les causes de celle-ci. Ainsi pour prendre un exemple un tant soi peu caricatural mais parlant7 :
- Si un homme file en voiture conduire son fils aux urgences en pleine nuit et percute une biche : tout est pour sa pomme, sans tiers responsable et sans dispositif assurantiel, il vivra de 900€ d'AAH.
- S'il percute un chien tatoué : pour la pomme du propriétaire, il peut espérer être indemnisé pour le préjudice subis.
- Si finalement, c'est sa femme qui part conduire l'enfant, et qu'il subit seul un accident de voiture percuté par un tiers en partant au travail : "jackpot" !
Sans mauvais esprit, ce que l'on souhaite d'une part illustrer ici, c'est que selon l'origine du handicap les droits à compensation et les niveaux de vie qui en résultent, pour une même situation, peuvent être très inégalitaires8). D'autre part, contrairement à une AAH qui est (raisonnablement) différentielle en fonction des revenus salariés propres du bénéficiaire – c'est-à-dire qu'à partir d'un certain niveau de revenus équivalent à 1,4 fois le SMIC l'AAH n'est plus versée (ce qui ne semble pas aberrant si par ailleurs la PCH remplit son rôle) – il est possible pour certains bénéficiaires de cumuler d'importantes rentes avec l'AAH à taux plein... Pour une garantie de ressources "minimale" provenant de la solidarité collective, l'inconsistance tombe sous le sens, quand dans le même temps on prive l'autonomie de bénéficiaire en couple en réduisant leur AAH à peau de chagrin, en fonction de revenus relativement peu élevés de son conjoint. - Un certain nombre de ces revenus de compensation ne prennent pas en compte les revenus du conjoint, comme c'est par exemple le cas pour la pension d'invalidité (mais dont le montant est généralement plus faible que celui de l'AAH).
Ces constats éclairent encore davantage le deux poids deux mesures dans la compensation des 2 ordres d'indépendances physique et financière. On reconnait au travers de la PCH le droit de ne pas dépendre de sa famille pour les soins (et c'est heureux) ; mais de l'autre, on ne reconnait pas le droit de ne pas dépendre financièrement de son conjoint pour tous les autres aspects de la vie sociale. La compensation de l'incapacité à générer ses propres revenus se volatilise une fois en couple, laissant place aux malaises, mal-êtres et profondes incompréhensions au regard des incohérences soulevées jusqu'ici. Pourquoi l'indépendance financière est-elle tolérée vis-à-vis des parents et pas du conjoint ? Pourquoi l'indépendance physique est-elle assurée et l'indépendance financière cesse de l'être ?
L’AAH n’est pas un minimum social comme un autre : c’est le calcul d’un degré d’invalidité, contraignant malheureusement la personne concernée à renoncer au travail. [...] Mais qui dit renoncement au travail ne dit surtout pas renoncement à une vie sociale, culturelle ou familiale ! Or, bien souvent, les personnes handicapées n’ont que l’AAH pour seule ressource. (Sabine Van Heghe, séance publique au Sénat du 24/10/2018)
« Si, à force de rééducation, j’ai pu atteindre une autonomie dans ma vie quotidienne, comment pourrais-je obtenir une autonomie financière si cette disposition n’est pas supprimée ? Et comment dissocier l’autonomie financière d’une autonomie physique ? » Tels sont les mots qui reviennent inlassablement. Le 11 février 2005, il y a quatorze ans, presque jour pour jour, la loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées était votée. Cette loi consacrait le principe de l’autonomie des personnes en situation de handicap, et c’est dans son prolongement que je veux inscrire la présente proposition de loi. En effet, comment peut-on envisager l’autonomie et l’inclusion des personnes en situation de handicap sans autonomie financière ? C’est une négation des besoins propres de l’individu. (Marie-George Buffet, séance en Commission des affaires sociales du 13/02/2019)
L'autonomie, au delà de la seule indépendance qui se réfère aux éléments matériels, financiers et résidentiels, concerne la capacité de réflexivité des individus. L'autonomie relève aussi et surtout de catégories subjectives, l'aptitude à se juger soi-même, à réajuster ses moyens en fonction de ses objectifs, etc. La personne handicapée, dans ce contexte de dépendance financière vis-à-vis du conjoint qu'elle perçoit comme humiliante, dégrade son aptitude à se juger positivement...
Il me vient en mémoire cette belle conclusion formulée par Sylvain Tesson dans une œuvre récompensée en 2011 par un prix dont le nom résonne si particulièrement dans ces murs – je veux bien évidemment parler du prix Médicis Essai – : « L’autonomie pratique et matérielle ne semble pas une conquête moins noble que l’autonomie spirituelle et intellectuelle. »
Ainsi, comme l’ont précisé très justement ses auteurs, cette proposition de loi tend à améliorer la situation matérielle et morale de tout allocataire vivant en couple. Surtout, l’allocation aux adultes handicapés a une portée sociale, mais aussi un impact familial, que tous les membres de cet hémicycle mesurent. En effet, son montant est dégressif dès lors que les revenus du conjoint s’élèvent à 1 126 euros par mois et son versement cesse à partir de 2 200 euros. Les conséquences en termes d’unions sont avérées. (Jocelyne Guidez, séance publique au Sénat du 24/10/2018)
La spécificité de l'AAH par rapport aux autres minima sociaux, et du RSA en particulier
Madame Marie-George Buffet, vous dites vouloir, avec cette proposition de loi, rétablir le véritable sens de l’allocation aux adultes handicapés (AAH). Permettez-moi de rappeler ce qu’elle est.
L’allocation aux adultes handicapés fait partie des minima sociaux : elle est une garantie de ressources, ou un RSA amélioré, adapté aux personnes en situation de handicap. (Christine Cloarec, séance en Commission des affaires sociales du 13/02/2019)
Reprenons le document de l'inspection générale des affaires sociales (IGAS) :
J’ai bien compris que ce texte allait connaître un sort funeste. Mais je tenais tout de même à rappeler une dernière fois à nos collègues de la majorité que, pour bénéficier de l’allocation aux adultes handicapés, il faut avoir un taux d’incapacité qui est calculé en fonction de la possibilité qu’a la personne d’accéder à l’emploi. Le titulaire du RSA, quant à lui, est éloigné de l’emploi parce qu’il ne trouve pas de travail, et non pas parce qu’il n’a pas la capacité de travailler, comme le bénéficiaire de l’AAH. C’est pourquoi il est injuste de prendre en compte les revenus du conjoint dans le calcul de cette allocation. (Jeanine Dubié, séance en Commission des affaires sociales du 13/02/2019)
- Les personnes concernées par le RSA ne sont pas en incapacité (totale ou partielle) de travailler.
- Les personnes handicapées sont donc davantage restreintes dans leur choix de métiers et formations, et l'emploi est d'autant plus difficile qu'en plus du taux de chômage touchant la population générale, ils peinent encore à être acceptés massivement dans l'entreprise (et ce malgré les 6% d'obligations à l'embauche).
- Enfin ce qui différencie les deux allocations est que le RSA est censé être une allocation temporaire accompagnant sa recherche d'un nouvel emploi, tandis que l'AAH est une allocation qui est attribuée sous reconnaissance d'un handicap qui lui est généralement durable...
Cette allocation n’a donc pas pour objectif de fournir une aide temporaire, comme les minima sociaux tels que le RSA, afin d’empêcher la situation de la personne de trop se dégrader. Il s’agit bien, ici, d’une ressource financière permettant de pallier une situation qui n’a que peu de chances, hélas ! d’évoluer dans un sens meilleur. C’est d’ailleurs ce que montrent les statistiques, puisque 90 % des allocataires renouvellent leur demande d’AAH. Autrement dit, pour la quasi-totalité des bénéficiaires de l’allocation, il n’y a pas de perspective d’amélioration de leur état de santé.
Chère collègue, si l’on dit que l’AAH est un minimum social au même titre que le RSA, on nie complètement la spécificité du handicap, notamment son caractère durable et ses conséquences. Il faut sortir de ce raisonnement et faire de l’AAH une allocation de solidarité spécifique. On ne peut pas la comparer à une allocation de réinsertion, d’accompagnement, qui a pour objet de sortir la personne d’une situation de grande fragilité et de grande pauvreté. Lorsque vous avez un handicap à vie, la question ne se pose pas de la même façon : que vous le vouliez ou non, cette allocation est la seule ressource dont vous pourrez disposer pendant de très nombreuses années. [...] Elles sont dans une situation pérenne, durable, où il ne s'agit plus d'un minimum social pour retrouver du travail. Je pense qu'il faut sortir de la notion de minimum social et parler d'allocation d'autonomie, d'indépendance, de manière à assurer à une personne touchée par un handicap soit de naissance, soit par accident, soit par maladie, un minimum d'autonomie. (Marie-George Buffet, séance en Commission des affaires sociales du 13/02/2019 + interview pour Yanous du 01/03/2019)
Outre les rappels à répétition de "ce qu'est l'AAH", et les analogies peu convaincantes avec d'autres minima sociaux, une autre pratique courante pour noyer le poisson de la dépendance et de la dignité, consiste à insister sur le caractère déjà "favorable" de l'allocation aux adultes handicapés par rapport aux autres minima sociaux...
"Le plafond de ressources prévu est supérieur à celui applicable à d’autres minima sociaux" (Sophie Cluzel)
C'est qu'il semble y avoir quelques raisons qui en justifient une fois de plus les spécificités :
La vulnérabilité à laquelle sont confrontées les personnes en situation de handicap est bien réelle. Ainsi, un article de l’Observatoire des inégalités, publié en octobre 2017, rapporte que la moitié des personnes dont le handicap est reconnu administrativement ont un niveau de vie mensuel inférieur de quasiment 200 euros à celui des personnes n’ayant pas de handicap. Plus le handicap est sévère, plus l’écart se creuse, allant jusqu’à 500 euros. (Laurence Cohen, séance publique au Sénat du 24/10/2018)
Parmi les coûts reportés sur le handicap, mentionnons des restes à charge importants qui ne sont pas intégralement supportés par la prestation de compensation du handicap prévue à cet effet, et qui donc doivent parfois être amputés sur l'allocation d'existence, attestant des limites d'une parfaite dichotomie, dans la pratique, entre l'AAH et la PCH.
Cependant, l’AAH est avantageuse, car le coefficient multiplicateur du plafond de ressources qui lui est appliqué est de 1,9, après un abattement de 20 % sur les revenus du conjoint, alors que celui qui est appliqué aux minima sociaux est de 1,5. (Christine Cloarec, séance en Commission des affaires sociales du 13/02/2019)
Je ne peux pas vous laisser dire, chère collègue, que l’AAH est « avantageuse ». Parce que la situation de handicap est le plus souvent durable, il est logique que le coefficient multiplicateur qui lui est appliqué soit de 1,9 et non de 1,5 : il ne s’agit pas d’une allocation de réinsertion. [...] ce mode de calcul, qualifié à tort d’avantageux, se justifie tout simplement par les frais inhérents au handicap, qui font considérablement augmenter le coût de la vie, et ce d’autant plus que le complément de ressources de l’AAH a été supprimé par la loi de finances pour 2019. L’AAH n’est pas plus avantageuse que les autres aides, quand on tient compte de la spécificité des bénéficiaires. J’insiste sur cette spécificité : lorsque vous êtes reconnu handicapé à 80 %, votre situation est généralement durable, et 85 % des demandes d’AAH font l’objet d’un renouvellement. (Marie George Buffet, séance en Commission des affaires sociales du 13/02/2019)
Évaluer et corriger les pertes potentielles de certains ménages liées à la déconjugalisation
Analysons un cas d'école, régulièrement avancé pour défendre le statu quo :
Ne nous y trompons pas : la prise en compte de la composition du foyer du bénéficiaire dans le calcul de la prestation s’exerce bien au bénéfice des personnes dès lors que le plafond de ressources pour bénéficier de l’AAH augmente, parallèlement à la taille du foyer. En effet, cela veut dire que le plafond de ressources est plus élevé lorsque le bénéficiaire est en couple, comme il l’est lorsque le bénéficiaire a des enfants. Ainsi, un bénéficiaire de l’AAH en couple, sans revenu d’activité propre, peut continuer de percevoir cette allocation jusqu’à ce que les ressources de son conjoint atteignent 2 169 euros mensuels, soit 1,8 SMIC. Dans le cas où c’est l’allocataire de l’AAH qui travaille, et pas son conjoint, les règles actuelles de « conjugalisation » permettent à ce bénéficiaire de cumuler son allocation à taux plein en complément, par exemple, d’un SMIC. En novembre 2019, cet allocataire pourra percevoir 900 euros en complément de son revenu d’activité au SMIC. Si l’on ne prend plus en compte les ressources à l’échelle du foyer, cet allocataire ne pourra plus prétendre qu’à 344 euros mensuels. C’est un manque à gagner très important de 556 euros par mois pour ce foyer. [...] Ainsi, paradoxalement, cette mesure, dont l’impact budgétaire est évalué à près de 360 millions d’euros par an, ferait certes des gagnants, mais aussi 57 000 ménages perdants, avec des gains et pertes mensuelles très importants. (Sophie Cluzel , séance publique au Sénat du 24/10/2018)
Décortiquons posément : "un bénéficiaire de l’AAH en couple, sans revenu d’activité propre, peut continuer de percevoir cette allocation jusqu’à ce que les ressources de son conjoint atteignent 2 169 euros mensuels".
Oui, et c'est bien ça le problème, que j'aurais pour ma part formulé comme suit : "un bénéficiaire de l’AAH en couple, sans revenu d’activité propre, voit son allocation diminuée dès que son conjoint perçoit un peu plus de 1100 euros par mois, puis complètement supprimée dès 2169 euros, ce qui correspond au salaire français moyen".
Mais la seconde partie est plus intéressante, car l'exemple est bien entendu choisi pour faire cas d'une situation favorable au mode de calcul actuel, et juger défavorable la perte consentie si la proposition de loi venait à être adoptée. Dans un premier temps je vais montrer pourquoi la mise en avant de cet exemple est quelque peu vicieux et consiste une fois de plus à détourner le regard de la véritable injustice qui réside dans la diminution/suppression de l'allocation ; puis dans un second temps (partie suivante) je montrerai pourquoi la perte pourrait être en réalité nulle pour ce foyer, si on corrigeait une deuxième injustice presque aussi pernicieuse que la première.
En effet cette situation, pour qu’elle ait lieu, doit réunir les conditions suivantes :
- Que l’allocataire soit en mesure d’exercer une activité professionnelle.
- Que l’allocataire ait un salaire d’activité au niveau du smic.
- Que l’allocataire vive en couple.
- Que son conjoint quant à lui ne travaille pas.
Cela fait comme vous pouvez vous en douter beaucoup de conditions à remplir… mais soyons plus précis, et évaluons la probabilité de chacun de ces événements grâce aux statistiques réalisées par la CNAF et la DREES :
- La proportion d’allocataires qui travaille est de 17,2%
- La proportion d’allocataires gagnant plus que le smic est de 11%
- La proportion d’allocataires vivant en couple est de 23%
- La proportion de français au chômage en février 2019 est de 8,8%
Il n’y a pas besoin de faire de savant calculs pour comprendre que l’intersection de ces événements a une probabilité assez faible d’avoir lieu… et donc que cet exemple (exact) est vicieux car il présente un cas relativement minoritaire de profil de bénéficiaire à qui la prise en compte des revenus du conjoint est profitable. De plus, généralement le conjoint valide ne reste pas indéfiniment au chômage, donc en plus d'être minoritaire dans la population cette situation n'est généralement pas durable.
Je ferais enfin remarquer qu'il semble paradoxal de pointer du doigt le préjudice du manque à gagner auquel aboutirait l'individualisation pour un bénéficiaire en position de travailler et gagnant le SMIC, et de passer sous silence le préjudice causé par la suppression pure et simple de tout moyen d'existence par la prise en compte des revenus du conjoint, pour le bénéficiaire en incapacité de travailler.
La dépendance financière inversée : le cas moins mentionné du conjoint au RSA
Faisons enfin état du fait que, lorsqu'une personne handicapée a pour seules ressources son AAH, et qu'elle décide de vivre en couple avec un conjoint au RSA, ce dernier se voit supprimer son allocation comme je l'ai montré dans ce billet, par la seule prise en compte du faible montant de l'AAH dans le calcul. Ce couple doit donc vivre à deux avec seulement 900 euros, alors même que le seuil de pauvreté pour un couple est de 1518 euros. Cette fois, c’est le conjoint privé de RSA qui subit la dépense financière envers son conjoint handicapé, dont on sait qu’il peine déjà seul à assumer les frais au quotidien par sa seule allocation.
Ainsi en reprenant l'exemple précédent, puisque de surcroît le bénéficiaire cumule son salaire avec l'AAH, son conjoint ne peut prétendre au RSA, qui s'élève à 550€. Autrement dit "le gain" de 556€ qu'effectue le bénéficiaire par le maintien du mode de calcul actuel dans ce cas bien particulier, compense la perte de RSA induisant une nouvelle dépendance. Ne pourrions nous pas chercher à résoudre les deux cas de dépendances inverses simultanément ?
Conclusion
En définitive : un rejet motivé essentiellement par le budget
J’insiste à mon tour avec force sur l’importance de la présente proposition de loi. Je ne comprends pas que nos collègues de droite ne soutiennent pas une telle initiative. D’ailleurs, on les sent relativement embarrassés. Quand on discute sur le fond, ils trouvent assez juste que le principe de dignité et d’autonomie des personnes soit affirmé à travers une allocation qui ne soit pas liée au revenu du conjoint. Cela nous renvoie à la philosophie de cette allocation. Vise-t-elle à compenser le handicap ou à apporter une aide sociale en cas de revenus insuffisants ? En l’occurrence, il s’agit bien d’une aide compensatoire du handicap qui garantit l’autonomie de la personne handicapée. Cette philosophie devrait nous rassembler. (Marie Noelle Lienemann, séance publique au Sénat du 24/10/2018)
Alors qu’il y avait à l’évidence un large rassemblement sur le sujet, nous avons été surpris et déçus par le vote négatif de la commission des affaires sociales du Sénat sur notre proposition de loi, dont l’auteur est mon amie Laurence Cohen. Nous avons bien entendu les arguments de la majorité sénatoriale, qui reproche notamment le coût de la mesure et préférerait une refonte complète de l’ensemble des dispositifs existants, au lieu de se limiter, comme nous le proposons, à la suppression de la prise en compte des revenus des conjoints dans le calcul de l’allocation aux adultes handicapés. (Eliane Assani, séance publique au Sénat du 24/10/2018)
Pourtant, diverses solutions sont envisageables en tenant compte des contraintes budgétaires : d'une simple augmentation de plafond pour déplacer la zone de dégressivité (ce qui ne résout pas philosophiquement le problème de la dépendance), à l'individualisation pure et simple de l'allocation, en passant par des modèles hybrides qui maintiennent par exemple un montant inaliénable et une dégressivité sur le montant différentielle restant, etc.
En somme, des solutions techniques et juridiques, il y en a toujours si l'on cherche bien. Je vais employer une expression que par ailleurs je n'aime pas beaucoup mais "quand on veut on peut" ici ce n'est qu'une affaire de volonté politique et de vision du handicap qui se joue, alors en marche ! ( Je suis même disposé à proposer bénévolement mes services en mathématiques pour aider à mettre au point un mode de calcul plus juste 😉 )
Un Manifeste inachevé, ouvert à l'intelligence collective
Ce Manifeste a dressé un premier tour d'horizon de la situation de dépendance dans laquelle sont plongés bon nombre de bénéficiaire de l'AAH vivant en couple. Il n'est pas encore finalisé et bien d'autres choses méritent d'être développer, notamment :
- Les conséquences de l'apport de la collectivité et de l'individualisation des ressources sur les liens de solidarité. Notamment en s'appuyant sur les travaux de la sociologue Attias-Donfut qui a montré que la socialisation ne fragilise pas les solidarités familiales mais au contraire les renforce.
- Le glissement de la solidarité collective vers la solidarité familiale, que la revalorisation de l'AAH ne suffit pas à cacher.
- Le mythe de l'employabilité et le danger de l'injonction à l'emploi pour préserver son autonomie financière.
- Les bénéfices sociaux de la déconjugalisation souhaitée, qui viendront amortir le coût de la réforme, tels que le nombre d'APL moindre pour les couples désormais libre d'habiter sous le même toit, les bénéfices avérés en terme de santé pour les personnes handicapées vivant en couple, etc.
- Les conditions pour créer un lien égalitaire au sein des couples handi-valides.
- La double peine pour les femmes concernées par cette dépendance, le parallèle avec l'émancipation par l'accès tardif à l'indépendance financière des femmes, et enfin la lutte contre les violences conjugales que la dépendance financière vient potentiellement aggraver.
- etc.
Ces points seront abordés plus en détails ultérieurement, tout le monde étant invité à y participer en commentaire ou à émettre des critiques constructives s'il le souhaite.
Plan d'actions à destination de tous ceux qui veulent faire changer les choses
Pour terminer, une liste de chose que l'on peut faire individuellement pour servir la cause :
- Parlez du problème autour de vous, partagez le Manifeste sur vos réseaux sociaux préférés.
- La médiatisation de la situation est le fer de lance : contactez des journalistes si vous êtes concernés.
- Vous pouvez également laisser un témoignage de votre situation en commentaire de ce Manifeste (anonymement ou non), afin de centraliser les discours, que je reçois habituellement par mail privé.
- Vous pouvez suivre et partager le cours des évènements sur la page l'AAH Investigation ou ce compte Twitter avec le hashtag #laahpasprise
- Contacter les députés de vos circonscriptions pour les interpeller avec ce Manifeste sur le prix de l'amour.
Vous pouvez à l'issue leur poser les questions suivantes :
- Reconnaissez-vous la dépendance financière qui assujettie la personne handicapée à son conjoint ?
- Si oui, compte-tenu de l'analyse juridique, historique et sociologique qui fait état de l'évolution des modes de conjugalités et de solidarité familiale, autrement dit compte tenu de la façon dont se conçoit et se vit le couple aujourd'hui, ainsi que des témoignages à l'appui, reconnaissez-vous les impacts de cette dépendance sur l'accès à la vie de couple pour les personnes handicapées, l'altération de la relation et les effets néfastes auxquels peut conduire cette situation ?
- Comptez-vous y remédier et si oui, quelles solutions (parmi celles présentées dans le Manifeste ou possiblement d'autres) vous semblents envisageable ?
- Quelle procédure politique pensez-vous mettre en œuvre pour apporter cette solution sur la table ?
Et puisqu'il est question fondamentalement de concilier justice et amour, laissons les derniers mots au poète...
Rien n'est plus puissant qu'une idée dont l'heure est venue — Victor Hugo
L'articulation entre la solidarité familiale et la solidarité collective : un regard historique [Annexe A]
Cette partie est composée d'extraits de la thèse de Floriane Maisonnasse, qui m'a autorisé à en faire usage pour illustrer le contexte et la logique justifiant l'individualisation de l'allocation adulte handicapée. Je l'en remercie.
De la solidarité familiale à la solidarité collective [Annexe A.1]
Dans l'histoire contemporaine, il est possible d'observer schématiquement un mouvement allant de la solidarité familiale vers la solidarité collective, de l'Ancien régime aux années 1970-1980 marquée par l'apogée de l’État providence.
Sous l'Ancien régime, l'individu trouve prioritairement secours auprès de sa famille. Face au développement de la pauvreté, l’Église développe parallèlement l'idée de charité et crée plusieurs "hôtels-Dieu" et ateliers de charité fournissant des soins destinés aux malades, infirmes et vieillards (subordonnés au travail fourni par l'assisté). L'effort charitable, reposant jusque là sur des préceptes religieux et sur le catholicisme social, est progressivement sécularisé sous la pression des communes et le pouvoir royal. La dimension religieuse des secours est maintenue , mais la pauvreté devient un problème social. Les premières mesures d'assistance étatique répondent à une tradition mêlant assistance charitable et politique de répression envers les "indigents". Cette politique se poursuit lors de la première moitié du XIXe siècle malgré une parenthèse révolutionnaire, dans laquelle la société révolutionnaire va reconnaître sa part de responsabilité dans la pauvreté perçue comme une violation du contrat social.
Parenthèse révolutionnaire. La responsabilité de la collectivité dans la fourniture de moyens d'existence aux individus se développe progressivement. La philosophie des Lumières et les tentatives révolutionnaires visent à bannir la charité et à faire du secours aux plus pauvres une dette de la société. La Constitution du 24 juin 1793 proclamera que "les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler". La législation révolutionnaire marque une avancée spectaculaire sur le plan des idées : au moins pour un temps, le pauvre cesse d'être perçu comme un facteur de trouble et de désordre, et l'obligation d'assistance de l'Etat remplace la charité chrétienne. Ces principes ne seront pourtant pas véritablement appliqués et s'en suit un retour aux solidarités familiales – restées fondamentales dans la société rurale de l'époque – et à la conception classique de l'assistance.
De la Restauration au Second Empire, le XIXe siècle est marqué par l'individualisme libéral et parcouru par les thèses malthusiennes qui excluent tout devoir de la collectivité à l'égard des "pauvres". Pour les libéraux, le problème de la pauvreté occupe une place centrale, mais sa prise en charge doit demeurer un devoir moral et il faut établir une frontière entre la sphère des obligations morales et la sphère des obligations juridiques. En somme, la prise en charge de la pauvreté ne revient pas à la collectivité, mais ressort des responsabilités individuelles et familiales. L'histoire de l'assistance n'est autre que celle d'une substitution progressive des obligations juridiques aux obligations morales.
La révolution industrielle de la seconde moitié du XIXe siècle transforme la société agraire et rurale en société industrielle et urbaine. Les solidarités familiales se délitent un peu plus et les revendications sociales se font jour. Le libéralisme s'essouffle et la sphère juridique s'étend aux obligations morales. La fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle voient alors peu à peu se développer une nouvelle doctrine : le solidarisme de Léon Bourgeois, chargé de faire le lien entre le libéralisme et le socialisme. Cette doctrine repose sur une interdépendance des membres au sein de la société. Le solidarisme inspire les lois d'assistance de la IIIe République, qui rompent partiellement avec la logique charitable de l'époque. Pour la première fois, elles mettent à la charge de la collectivité un véritable devoir juridique de prise en charge catégorielle des "nécessiteux".
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l'accroissement des besoins de sécurité d'existence fait apparaitre l'idée que l'Etat devrait garantir à tout individu des moyens d'existence. La déclaration des droits de l'Homme de 1948 ne fait que réaffirmer cette idée, en assurant que "toute personne en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale". Dans cette perspective, le plan de sécurité présenté par Pierre Laroque et adopté en 1945 institue une sécurité sociale professionnelle reposant sur une logique assurancielle des travailleurs. C'est la naissance de ce qu'il est désormais coutume d'appeler l’État-providence, qui a pour objectif de généraliser la protection sociale à l'ensemble de la population française. Le développement de l’État-providence n'a pour autant pas sonner le glas de l'assistance publique, qui s'est muée en aide sociale, spécialisée parce qu'elle appréhende le besoin par le biais de catégories, distinguant des populations cibles : personnes âges, dépendantes, handicapées, etc. Une doctrine plus moderne, va alors progressivement aborder le problème de la pauvreté par le prisme de l'individu et non plus par celui de la société. Les droits sociaux de l'individu en général ainsi que le droit à une protection sociale et à une sécurité matérielle en particulier deviennent ainsi des droits de l'Homme à part entière.
Reconfiguration moderne de la famille à l'aune de l'individualisation [Annexe A.2]
Métamorphose de la famille. Dans le même temps, la famille se transforme sous le processus d'individualisation et sous l'effet du providentialisme. La conception holiste de la famille est remise en cause au profit d'une conception individualiste, faisant de l'individu l'unité de référence de l'action publique. La famille traditionnelle et étendue, reposant sur l'imbrication de l'institution du mariage et de la filiation, laisse place à la famille moderne et resserrée, placée au service de l'épanouissement individuel. La famille est désormais relationnelle, car elle repose davantage sur des liens affectifs, individualiste, parce qu'elle autorise l'indépendance et l'autonomie des individus en son sein, pluraliste, en raison de la diversité des formes familiales, et démocratique à l'image de la société. La métamorphose de la famille s'accompagne d'une évolution de son droit. L'ordre public de direction s'efface au profit d'un ordre public de protection. Le droit de la famille n'est désormais plus un droit du modèle mais un droit pluraliste, qui ne commande plus, mais arbitre les choix des individus. Le législateur garantit l'égalité des époux et des filiations et libère le divorce.
Crise des solidarités familiales. Néanmoins, "cette période de modernité triomphante [...] a fait place progressivement à une période de désenchantement sociétal et étatique". La "désinstitutionnalisation" ou la "déréglementation" du droit de la famille a pu être perçue comme facteur de fragilité du groupe familial, dont les contours et les fonctions sont désormais indéterminés. Cette "crise de la famille" a affecté les fonctions économiques de celles-ci pour engendrer une "crise des solidarité familiales". Les revendications de liberté et d'égalité au sein de la sphère privée sont accusées de détruire les solidarités familiales en laissant l'individu seul face à l'Etat. Dans les années 70, le législateur se saisit du problème causé par l'inexécution du devoir alimentaire et met à la disposition de l'époux créancier d'une pension alimentaire impayée des procédures d'exécution forcée. On observe alors une multiplication des "constats pessimistes et discours marqués par le catastrophisme sur la désagrégation familiale et la désaffection".
[Plus généralement cela donne lieu à des critiques montantes des droits de l'Homme, dont un exemple est fourni en Annexe C, et pour lesquelles je renvoie au livre "Le Procès de droits de l'Homme"]
La crise des solidarités collectives ne fera que renforcer la crise des solidarités familiales. En effet, dans les années 70-80, l'Etat social est fragilisé par une crise économique, qui indique que celui-ci ne peut plus être "l'unique agent de la solidarité sociale", mais que l'individu doit trouver des formes de solidarité de proximité, notamment familiale, pour recréer un tissu social et faire lien. En effet, "la perte de foi dans l'autorité tutélaire de l'Etat et sa capacité protectrice est un terreau favorable à l'éclosion des formes les plus diverses de solidarité, au premier rang desquelles les solidarités familiales ou territoriales, dont l'analyse économique nous montre le rôle crucial qu'elles continuent de jouer". La redécouverte des formes non étatiques de solidarité ne doit pas pour autant entraver l'indépendance et l'autonomie de l'individu que la solidarité collective lui avait permis d'obtenir. Les solidarités de proximité et les solidarités familiales jouent alors un rôle d'"amortisseur" de crise : "reconnaître leur existence est essentiel, car, sans eux, la demande d'Etat aurait été bien supérieure à ce qu'elle a été. L'alternative à l'Etat-providence consiste à en apprécier le rôle et à en favoriser le développement".
Recours aux solidarités familiales. Dans cette perspective et depuis les années 70, il est possible d'observer un "déploiement de discours en appelant à la responsabilisation de la famille et à la mobilisation de ses capacités solidaires". Le recours "incantatoire" aux solidarités familiales intègre le discours politique et devient la solution pour soulager les "budgets inflationnistes". [...] Les solidarités familiales "sont toujours demeurées actives, mais elles ne sont pas assez puissantes pour compenser la crise de la protection sociale". Le déploiement des solidarités familiales comporte un risque : "à vouloir hypertrophier les solidarités familiales, on finira en réalité par les détruire en exacerbant les tensions". [Dans le cas qui nous intéresse, elles sont tuées dans l'oeuf]
Problématique. La crise de la famille, d'une part, et celle de l'Etat social, d'autre part imposent de repenser l'articulation entre la solidarité familiale et la solidarité collective. La proclamation et l'effervescence relativement récente des droits sociaux semblent devoir modifier les rapports qu'entretiennent la solidarité familiale et la solidarité collective. Mais, dans le même temps, la solidarité collective paraît contredit par les contingences économiques. Si le déploiement des solidarités collectives est arrivé dans une impasse, le réconfort trouvé dans les solidarités familiales n'est-il pas un retour en arrière ou une régression sociale qu'il est nécessaire d'éviter ?
La synergie observée entre solidarité familiale et solidarité collective impose de rechercher un soutien réciproque entre les deux forces. L'articulation des solidarités collectives et familiales soulève finalement la question du déclenchement des solidarités familiales par la collectivité.
Aimer et compter : la gestion de l'argent dans le couple, un regard sociologique [Annexe B]
L'individualisation des finances dans le couple [Annexe B.1]
L’individualisation des finances désigne le processus historique qui conduit les conjoints à bénéficier de plus d’indépendance financière dans le cadre conjugal que la génération précédente. Le terme « indépendance financière » regroupe les comportements, attitudes et réflexions qui visent l’autonomie, l’autocontrôle et le libre choix. Il signifie que le couple ne peut être considéré comme une seule unité économique. Il peut y avoir des différences entre les individus d’un même ménage en termes de priorités dans les dépenses, de gestion des ressources monétaires ou de niveaux de vie. Dans cet article, la solidarité désigne une forme du lien social qui consiste à se sentir responsable de ce qui arrive aux autres, au point que le tout l'emporte sur les parties, car les membres du groupe social ont à coeur les intérêts des uns et des autres (Dandurand et Ouellette, 1992; Godbout et Charbonneau, 1994). Si on considère la solidarité d’un point de vue économique, on peut y inclure les actions et comportements de don, d’aide et d’entraide qui visent à réduire les différences économiques entre les membres du ménage, à égaliser leurs niveaux de vie ou à atteindre l’objectif commun que se sera fixé le couple.
Ce processus historique d’individualisation des finances des ménages a été relevé dans plusieurs pays occidentaux [3]. Il s’inscrirait dans l’institution progressive d’une forme d’intimité plus individualiste et relationnelle où le respect de l’autonomie et de l’indépendance dans l’union conjugale prime (Beck-Gersheim, 1995; Giddens, 1992). Dans un contexte où les individus sont plus libres de créer eux-mêmes leur propre biographie qu’autrefois, l’autonomie financière est généralement considérée comme étant un prérequis à la liberté de choisir sa voie (de nombreuses thèses féministes l’ont d’ailleurs souligné). L’augmentation du taux d’activité professionnelle des femmes et la fragilisation des unions ont renforcé cette perception. En outre, le développement des moyens de paiement électroniques (comme les cartes de débit et de crédit, les achats par Internet) a facilité très concrètement la mise en place de formes individualisées de gestion monétaire (Pahl; 2007).
Dès lors, on peut s’interroger sur les conséquences de cette individualisation des finances. Menace-t-elle la solidarité conjugale? Comment les conjoints construisent-ils leurs relations dans un contexte où « le chacun pour soi » semble de plus en plus dominer les échanges pécuniaires? L’examen du fonctionnement économique de trois générations de couples montre que l’indépendance financière a une double fonction sociale. D’une part, elle permet aux conjoints de répondre (même partiellement) à leurs attentes en matière d’égalité et d’épanouissement personnel. D’autre part, elle est mobilisée par les partenaires pour créer une nouvelle forme de solidarité conjugale qui privilégie l’engagement individuel constamment renouvelé. En d’autres termes, l’indépendance monétaire participe à la construction du lien conjugal contemporain.
Vers de nouvelles formes de solidarités conjugales [Annexe B.2]
Selon nous, cette évolution n’est pas le signe d’une remise en question des liens conjugaux ou une menace pour la solidarité conjugale. Elle souligne par contre « le processus d’adaptation des rapports conjugaux » (Dandurand 1990 : 34) aux nouvelles donnes en matière d’égalité, d’indépendance et d’autonomie. Chez les couples de la jeune génération, l’autonomie et l’indépendance financières prennent différentes formes, inséparables de l’idéologie amoureuse du don, du désintérêt et de la solidarité qui guide et oriente les échanges économiques et leur perception (Henchoz, 2008a, 2008b).
Nous postulons ici que le processus d’individualisation monétaire que l’on observe ne sert pas uniquement l’individu, il a une fonction sociale. Dans un contexte de désinstitutionalisation de l’union conjugale, dans un contexte où les séparations sont nombreuses, le couple est beaucoup plus qu’auparavant perçu comme le résultat d’un choix mutuel et d’un engagement concret et renouvelé quotidiennement par les deux partenaires (Bernier, 1996). Cet engagement prend différentes formes. La jeune génération est particulièrement attentive à l’expression des sentiments amoureux et à l’intérêt porté à l’autre et à la relation. Cet intérêt peut se manifester par le partage des tâches domestiques et familiales, mais également par des actions monétaires. Dans l’exemple qui précède, les apports financiers de chacun au projet familial peuvent se définir comme des dons, c’est-à-dire comme des contributions individuelles volontairement engagées dans le bien-être collectif. Cet argent (qualifié de personnel) n’étant lié à aucune contrainte, le fait de choisir de le donner librement au conjugal revient à affirmer son engagement dans la relation par le « sacrifice » de ses projets de dépenses personnelles au profit du bien-être collectif. Ce « sacrifice », qui bénéficiera au partenaire ou à la famille, a une fonction conjugale importante (Henchoz, 2008a; Stanley et al., 2006). Il sert à augmenter la confiance de l’autre, qui à son tour est encouragé à agir de manière altruiste. En ce sens, le recours à l’argent individualisé permet aux conjoints de créer une solidarité conjugale qui repose en partie sur des bases interpersonnelles et choisies. En mobilisant les ressources monétaires individuelles dans des projets collectifs, les conjoints construisent et confirment de manière très concrète le lien conjugal.
Le processus d’adaptation présenté ici rend compte du travail conjugal effectué par la jeune génération pour concilier des normes et des valeurs qui peuvent paraître contradictoires : les normes contemporaines d’autonomie et d’égalité et les normes amoureuses du désintérêt (Henchoz, 2008a) et de la solidarité. Chez les couples de la jeune génération, l’argent individualisé offre aux conjoints la possibilité de bénéficier de sphères de liberté en accord avec les nouvelles attentes en matière de conjugalité et de rapports de genre. C’est parce qu’il est perçu comme personnel et libre d’être utilisé selon ses désirs que l’argent individuel investi dans le bien-être commun symbolise l’engagement de chacun dans le collectif. En ce sens, la définition des contributions monétaires individualisées en termes de dons (c’est-à-dire d’une contribution individuelle, volontaire et librement fournie) que nous proposons rend compte d’une nouvelle forme de solidarité conjugale. Basée sur le volontariat, cette dernière dépend, davantage que pour les générations précédentes, de la qualité des liens émotionnels noués et de l’évolution des sentiments éprouvés envers son partenaire (voir De Singly, 1998, 2000). En outre, cette solidarité découle également de « la capacité personnelle des partenaires à réactiver constamment la force du lien qui les unit » (Bernier, 1996 : 48).
Le corollaire féministe : l'autonomie financière comme vecteur d'émancipation des femmes [Annexe B.3]
L’utilisation du terme « processus d’individualisation » cache toutefois le fait que ce processus touche essentiellement l’accès des femmes aux ressources pécuniaires et leur contrôle sur une part de l’argent domestique. Chez les trois générations que nous avons examinées, l’indépendance économique des hommes va de soi. En effet, même lorsqu’il est défini comme commun, l’argent masculin est généralement considéré comme une ressource individuelle (partiellement ou totalement) collectivisée, ce qui justifie le contrôle masculin sur son utilisation (Henchoz, 2008a). En d’autres termes, le processus d’individualisation traduit surtout le processus d’émancipation économique des femmes et leur accès à une ressource historiquement masculine, l’argent [11].
Contrairement aux personnes plus âgées qui la mentionnent peu, l’indépendance économique est une thématique qui apparaît régulièrement dans les propos de la jeune génération. Cependant, lorsqu’elle est évoquée, elle concerne uniquement les femmes. Seules les conjointes mentionnent l'autonomie financière comme un objectif à atteindre ou une question qui se pose (pour une constatation identique, Nyman et Reinikainen, 2007). De même, lorsque les hommes parlent d’indépendance économique, celle-ci se rapporte uniquement à leur compagne (par exemple, le fait de bénéficier d’une somme fixe d’argent de poche).
La signification que les conjoints donnent à l’indépendance économique se construit en référence à un passé et un présent où femmes et hommes ont des positions sociales, statutaires et économiques différentes et hiérarchisées. Historiquement, la dépendance économique des femmes est beaucoup plus personnalisée que celle des hommes (Halleröd et al., 2007). Ces derniers accèdent généralement aux ressources financières non par le biais d’une personne particulière, mais grâce à leur insertion sur le marché du travail. Pour les hommes, l’indépendance économique est rattachée au fait d’avoir suffisamment de revenus pour bénéficier d’une certaine liberté d’action. La dépendance économique des femmes, au contraire, est relative à la relation conjugale [10]. Rappelons qu’en Suisse, il y a quelques décennies, les femmes devaient avoir l’autorisation de leur mari pour exercer une activité professionnelle ou ouvrir un compte en banque. Elles dépendaient également de la bonne volonté de celui-ci pour accéder à une part de son revenu. En ce sens, une femme économiquement indépendante est une femme qui a un emploi et qui peut assumer ses besoins indépendamment du soutien monétaire masculin (Nyman et Reinikainen, 2007 : 41). Cela explique, en partie, pourquoi certaines conjointes considèrent l’argent de leur compagnon comme l’argent de la dépendance et leur argent comme celui de l’indépendance économique. Le processus d’individualisation décrit par Beck, Beck-Gersheim (2002) et Giddens (1992) semble ici surtout lié au désir des femmes d’acquérir la même position économique que celle que les hommes occupent traditionnellement (Halleröd et al., 2007 : 147).
Dans un contexte où les liens conjugaux sont considérés comme choisis et soumis aux fluctuations des sentiments amoureux, l’indépendance économique est considérée comme le socle de la liberté individuelle. Pourtant, elle n’est pas uniquement rattachée à l’autonomie et à la possibilité de choisir son destin (Giddens, 1992). Pour les femmes, dont l’indépendance économique n’est pas considérée comme allant de soi, elle participe directement à la construction identitaire. L’indépendance financière leur permet de se construire une identité de conjointes modernes et statutairement égales, « quelqu’un sur qui on peut compter », précise Françoise. Contrairement aux hommes dont la construction identitaire est encore largement rattachée au rôle traditionnel de pourvoyeur des revenus (Potuchek, 1997; Williams, 2000), un certain nombre de femmes de la jeune génération mobilisent davantage que leur rôle traditionnel de pourvoyeuse de soins dans le processus de construction de soi.
Ainsi, pour Agnès et Valéria, leur dépendance économique implique une différence de statut que l’une et l’autre associent à l’enfance. « Je me sens contrôlée, comme si tu étais mon père », dit Agnès à son mari lors de l’entretien collectif. Valéria se souvient de la période où elle n’avait aucun revenu : « Là, je retourne dans ma famille, dans mon enfance et c'est la chose qui m'a le plus dérangée ». Contrairement à leurs grand-mères et parfois à leur mère, ces femmes ne passent pas du contrôle des parents à celui du mari. Durant leur parcours biographique, elles ont connu pour la plupart l’indépendance financière. Elles ont géré leur revenu et décidé de son usage de manière autonome. La dépendance économique que certaines expérimentent suite à la répartition traditionnelle des responsabilités liée à la parentalité est parfois considérée comme étant en désaccord avec les attentes contemporaines en matière de rapports hommes-femmes. Dans un contexte où les relations conjugales se vivent sur le mode du partenariat et de la symétrie, la dépendance financière peut conduire à se sentir dévalorisée. Bénéficier d’argent personnel (que ce soit au travers d’un revenu, d’épargne ou d’un « argent de poche ») peut alors être considéré par certaines femmes comme le symbole de leur statut de pair. En accordant un montant à chaque conjoint, le couple reconnaît la légitimité pour chacun d’avoir un projet de vie personnel et d’y consacrer une part de son temps, de ses énergies et des ressources monétaires du ménage. En agissant de la sorte, les conjoints confèrent « à la relation amoureuse une fonction plus ou moins explicite de support mutuel, inscrite dans une dynamique d’attention et de soutien réciproque » (Bernier, 1996 : 50)
Amour, justice et droits individuels [Annexe C]
Le passage suivant est l'extrait complet de (Will Kylimcka, Théories de la justice) duquel est tirée la citation en préambule du Manifeste. Il oppose deux conceptions de la justice – marxiste et ralwsienne – qui m'a semblé éclairé la problématique générale.
"Les marxistes soutiennent que si la justice contribue à remédier à certains conflits, elle tend également à en créer d'autres, ou du moins à étouffer l'expression naturelle de la sociabilité. Elle est donc à la fois une triste nécessité du présent et un obstacle à la création d'une forme plus élevée de lien social dans des conditions d'abondance. Mieux vaut agir spontanément par amour réciproque que se considérer soi-même et tous ses semblables comme détenteurs de droits légitimes.
Mais pourquoi ces deux possibilités devraient-elles s'exclure ? Pourquoi devrait-on choisir entre l'amour et la justice ? En fin de compte, le sens de la justice est une condition préalable, voir une composante, de l'amour pour le prochain. Les marxistes semblent faire l'hypothèse que si nous reconnaissons des droits aux individus, ceux-ci en exigeront automatiquement le respect sans tenir compte de leurs effets sur les autres, y compris sur les personnes aimées. Buchanan, par exemple, affirme que les principes de justice impliquent qu'on "enferme les parties en conflit dans le rôle étroit et rigide des détenteurs de droits". Mais pourquoi ne pourrais-je pas choisir de renoncer à mes droits chaque fois que leur exercice risque de nuire à ceux que j'aime ? Qu'on pense seulement à la famille. Aujourd'hui, en France, les femmes ont le droit de déménager dans une autre ville pour raisons de travail sans demander la permission de leur mari ; cela signifie-t-il qu'elles vont toutes exercer ce droit sans se préoccuper de la cohésion de leur famille ? (Et les hommes, qui ont toujours joui de ce droit, n'ont-ils jamais renoncé à une perspective de carrière par amour pour leur famille ?). Selon Buchanan, "aux yeux de ceux pour qui les liens de respect réciproque entre détenteurs de droits sont trop rigides et trop froids pour exprimer ce qu'il y a de meilleur dans les rapports humains, la vision marxienne de la communauté authentique — au contraire de la simple association juridique — ne pourra manquer de conserver tout son pouvoir de séduction". Mais si l'on prend la famille comme exemple de ce qu'il y a de meilleur dans les rapports humains, alors cette opposition ne tient pas. La famille n'a-t-elle pas toujours été elle aussi une association juridique au sein de laquelle les parents comme les enfants sont détenteurs de droits (même s'ils n'ont pas les mêmes droits) ? Et cela veut-il dire qu'en définitive , loin de représenter la sphère de l'amour réciproque, le mariage n'est rien d'autre, comme le voulait Kant, qu'un contrat entre deux individus "pour l'usage réciproque de leurs organes sexuels" ? Évidemment non. Au sein de la famille peuvent parfaitement s'instaurer des rapports d'amour auxquels la nature juridique du mariage ne fait nullement obstacle. Personne n'aurait l'idée de penser que le comportement des gens n'obéira aux lois de l'amour que si on les empêche d'agir autrement. La thèse de Rawls sur la priorité de la justice n'implique pas qu'"un individu veuille ou doive nécessairement pousser jusqu'à leurs limites extrêmes ses prétentions à divers avantages, fussent-elles fondées en droit". La priorité de la justice assure aux individus non seulement la possibilité de prétendre à certains avantages, mais aussi celle de partager ces avantages avec les personnes aimées. Les personnes généreuses et aimantes resteront généreuses et aimantes même en possession de leurs droits légitimes, et la priorité de la justice, loin d'inhiber ces attitudes, les rendra possibles. La justice n'exclut pas l'amour ou l'affection, mais l'injustice, la subordination du bien de quelques-uns à celui des autres à travers la négation des droits légitimes des premiers. Et, bien entendu, cette négation est le contraire de l'amour et de l'affection authentiques. [...] Non seulement la justice est compatible avec la sollicitude envers les autres, mais elle est elle-même une forme importante de sollicitude à leur égard [...] elle nous permet d'exercer toutes les autres formes d'amour et d'affection compatibles avec cette égalité morale sous-jacente. L'idée que nous puissions créer communauté d’égaux en abandonnant ces notions d’équité, de droits et de devoirs, est intenable."
4. Tu n'argumenteras point ta position en présumant la véracité de l'une de tes prémisses, commandement du débat rationnel ↩
Si comme le dit joliment Victor Hugo "La forme, c'est le fond qui remonte à la surface" au sujet de la poésie ; il est des cas où la forme semble au contraire contribuer à engloutir le fond dans les eaux glacées de la logique formelle ↩
La théorie de la justification du système a été introduite par le psychologue américain John. T. Jost et ses collègues en 1994. ↩
"Le premier type d’allocations (dans la continuité de la loi du 14 juillet 1905) relève de revenus de substitution pour compenser une incapacité à travailler de populations considérées comme invalides et s’inscrit dans le cadre d’une logique causaliste. Cette approche causaliste naît en France avec la loi du 11 avril 1831 sur les invalides de guerre et surtout la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail : cette dernière loi fait apparaître une catégorie d’infirmité désignée non plus par la conséquence physiologique, comme c’est le cas jusqu’alors au XIXe siècle, mais par la cause de l’infirmité, le mutilé du travail avec des droits et des dispositifs spécifiques" – Christophe Capuano et Florence Weber, La tierce personne : une figure introuvable ? L’Incohérence des politiques françaises de l’invalidité et de la perte d’autonomie (1905-2015) ↩
Il y aurait tout un chapitre à accorder aux réalités de la PCH, mais c'est une autre histoire... ↩
Merci à Anne-Cécile Mouget pour l'exemple rigolo, même si en pratique les choses sont plus compliqués que cela, il a le mérite de nous faire saisir l'inégalité de traitement ↩
Malgré certaines divergences dans la conception de la justice, elles ont en commun que l'idée d'être juste, c'est traiter de la même façon les êtres qui sont égaux à un certain point de vue, qui possèdent une même caractéristique, la seule dont il faille tenir compte dans l'administration de la justice. Qualifions cette caractéristique d'essentielle. Si la possession d'une caractéristique quelconque permet toujours de grouper les êtres en une classe ou en une catégorie définie par le fait que ses membres possèdent la caractéristique en question, les êtres ayant en commun une caractéristique essentielle feront partie d'une même catégorie, la même catégorie essentielle. On peut donc définir la justice formelle ou abstraite comme un principe d'action selon lequel les êtres d'une même catégorie essentielle doivent être traités de la même façon. (Perelman, De la justice ↩
Mais (bon sens de…) N’y a t-il que moi qui lise le préambule de notre Constitution (de 1946) en français, ou fais je tout bêtement une contre sens ???
Ce que répète à tue tête Mme Cluzel est faux (selon moi)…car il est écrit que « … la solidarité familale… ne sauraient donc en aucun cas se substituer, …, à la solidarité nationale.
Ce qui me fait dire qu’en premier lieu, c’est bien l’Etat (ou la solidarité nationale) qui prend le pas, et que, ensuite, la famille, l’entourage, vient aider peu ou prou, comme ils le peuvent !
Bonjour Richard,
Dans le préambule de la Constitution de 1946, on peut y lire la chose suivante (alinéa 11) : « tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler […] d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». (source : https://www.legifrance.gouv.fr/Droit-francais/Constitution/Preambule-de-la-Constitution-du-27-octobre-1946).
En revanche on ne trouve pas trace (sur legifrance du moins) du passage que vous mentionnez, que j’avais moi-même par mégarde citer dans un autre billet en reprenant la citation de ce plaidoyer de l’APF.
Peut-être ai-je mal fouillé, mais mes requêtes sur un moteur de recherche n’ont été guère plus fructueuses.
Quelles sont vos sources ?
Merci
Bien cordialement
KP
Je suis lasse de l’hypocrisie de ce gouvernement.ll a toujours de bonnes raisons pour aider les riches aux dépens des autres.A quand des personnes en situation de handicap en masse autour de l’Arc de Triomphe à Paris? On verra si Monsieur Castaner nous parle de casseurs handicapés .Et si il sera ausssi facile de leur refuser leurs légitimes demandes lorsque les fauteuils envahiront les rues? Sans révolte du peuple, la tyrannie triomphe.
Constitution…moi aussi je la lis
Loi 1975
Loi 2005
Loi 2017
J’y croyais….et pourtant,tétraplégique , me retrouve à 64 ans obligée de demander l’ASPA , comme une personne » normale » qui a une petite retraite ! moi qui n’ai jamais pu travailler
J’ai besoin d’aides physiques, matérielles, financières…pourquoi une limite d’âge pour continuer à bénéficier de l’AAH
J’ai tout tenté, 2 ans de procédures…
Il faut supprimer cette loi du 1 janvier 2017, avec sa limite d’âge , qui peut m’aider ?
Bonjour
Je suis handicapé et je vis en couple depuis presque 2 ans.
Pour ne pas perdre l’AAH, j’ai opté pour une solution que bien des handicapés connaissent mais qui est très « limite » d’un point de vue juridique.
Je suis très surpris de constater que l’on trouve normale, dans le cas improbable où un handicapé gagnerait bien sa vie et son conjoint non, que l’AAH compense l’absence de travail du conjoint. Ne serait-ce pas le rôle du chômage ?
Tant d’hypocrisie pour économiser sur le dos des personnes en situation de handicap me met souvent en colère. Et pourtant, aucun média n’en parle.
Bonjour,
mon compagnon perçoit une allocation d’handicapé, on aurait voulu se mettre en couple ou se marier. Pas possible aussi non mon compagnon ne touchera que +/- 105 euro par mois car je travaille. Je voulais le prendre à ma charge, je ne gagne que 200 euro de plus sur mon salaire, que voulez-vous vivre avec 1900 euro par mois à deux, et il a 3 enfants donc quand ils viennent il faut assumer la nourriture, l’école… Pourquoi ne pas pouvoir se marier quand on est reconnu handicapé? Pourquoi perdre son allocation quand on est reconnu depuis la naissance handicapé? On n’a droit à rien!! cela est éprouvant, on aurait voulu tellement se marier et faire pleins de chose. Je ne peux pas non plus être au même domicile que mon compagnon sinon il perd son allocation. Cela est bien malheureux. En attendant, l’ex femme de mon compagnon bénéficie des allocations majorées à cause de l’handicap de mon compagnon, et d’autres avantages… ! J’aimerai tellement que la situation change, on serait soulager d’être ensemble au même domicile et être mariés. MAIS PAS LE DROIT. Je vis en Belgique, et la France c’est pareil que chez nous je pense. Nous sommes des êtres humains tous!! Bien malheureux cette situation où rien ne bouge.